La table ronde de la matinée « Ordres et Désordres du Sexuel » fut passionnante à plus d’un titre.
En effet, elle a constitué un espace de pensée partagée, car les radicales nouveautés auxquelles les intervenants nous confrontaient, recréaient dans l’auditoire les mêmes interrogations et affects contradictoires avec lesquels les intervenants se débattent dans leur pratique, faisant vivre et éprouver les mêmes vertiges sidérants et les mêmes efforts en nous pour essayer des les penser, et de les intégrer.
Comment accueillir la détermination des transsexuels, passant par toutes les étapes de la « réassignation hormono-chirurgicale », leurs effets sur leur famille, les flottements identitaires des transgenres sans le recours d’a priori théoriques discréditants, conditions pour accéder à leur demande d’aide et d’élaboration ?
Comment se départir d’appuis théoriques rassurants qui néanmoins fonctionnent comme écran à l’écoute de ces patients ?
Comment réussir à penser et accompagner toutes les formes de néo-parentalité ( Procréation Médicalement Assistée, Gestation Pour Autrui, dons d’ovocytes, dons de sperme, homoparentalité,…) sans stériliser sa pensée par nos certitudes ?
Autrement dit, comment mettre de côté ce que l’on savait jusqu’à présent pour penser du radicalement nouveau ? Car ce nouveau, dans le désordre qu’il provoque en nous, convoque aussi, pour sortir d’une fascination et d’une confusion, une nécessité de le penser.
Mais comment aussi ne pas comprendre et partager les inquiétudes liées à l’explosion des cadres de référence que les innovations médicales produisent ?
La sincérité et la rigueur dans l’approche de ces problématiques ont rendu cette matinée remarquable par le partage d’un savoir qui se cherche, interrogeant nos références et se guidant de l’analyse des contre-transferts.
Françoise Sironi, auteure de Psychologie(s) des Transsexuels et des Transgenres, Directrice du Centre d’Ethnopsychiatrie G. Devereux, présente une pratique dont le cadre de référence est l’ethnopsychiatrie, la recherche-action, une approche qui se théorise au fur et à mesure de la pratique et qui refuse de réduire les transgenres et les transsexuels à des catégories psychopathologiques, se refusant à toute « maltraitance théorique ».
Il fut important il me semble d’apprendre que toute approche visant à « réduire » la demande, à faire renoncer au projet de transsexualité ou transgenres, est radicalement vouée à l’échec et que seule l’attitude d’écoute non discréditante fait émerger chez les demandeurs le désir de penser et d’élaborer sur ce qui leur arrive, et leur histoire.
Par ailleurs, elle montre que plus le socius tolère ces mutations, moins les transgenres affichent des postures caricaturales du genre choisi pour aller vers des identités plus androgynes. Comment si à la rigidité de l’intolérance sociale correspondait une rigidité des marqueurs du genre et vice-versa, laissant alors apparaître des problématiques d’identité flottante, frontière, donnant à vivre une bisexualité au sens freudien. Mais ces notions d’identité flottante sont reprises par Françoise Sironi dans un contexte de psychologie géopolitique où elle montre que l’histoire des transgenres et ex-transgenres est souvent marquée par des appartenances pluriculturelles liées aux migrations, comme si les genres doubles et instables des transgenres ainsi que les problématiques d’identité portaient la marque des métissages et métamorphoses. Elle parle d’ « identité métissée ».
Les néo-parentalités rendues possibles par les innovations techniques de la médecine, posent d’emblée les problèmes en terme d’éthique, s’agissant de rendre possible différemment la naissance d’un enfant dans des familles forcément nouvelles, comme le montre Sylvie Faure-Pragier, psychanalyste, formateur à l’IPP de la SPP, consultante en gynécologie à l’hôpital Necker et auteure, notamment, de Les Bébés de l’Inconscient – Repenser la Psychanalyse avec les Sciences (en collaborations avec Georges Pragier.)
La position qu’elle défend devant les Gestations Pour Autrui (GPA), les dons d’ovocytes, dons de sperme, Insémination Avec Donneur (IAD), les procréations sans sexualité se nourrit de sa clinique et d’une longue pratique à l’hôpital Necker auprès de femmes stériles.
Elle parle de « l’insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bioéthique » et aboutit par sa pratique à une position de tolérance, fondée sur « la conviction que la symbolisation est une capacité de notre psychisme et non une conséquence de l’organisation familiale réelle. »
Ces modalités dépendent du socius et, que l’enfant apprenne que ses parents ont tant souhaité sa venue, qu’ils ont fait des efforts considérables, « peut être l’ébauche d’un nouveau fantasme originaire qu’être ainsi enfant du désir d’enfant, adopté ou procréé médicalement »
« La différence des sexes peut continuer à structurer le psychisme même si elle n’est pas incarnée par les parents et la différence des générations, dans tous les cas, elle, demeurera. »
C’est à partir des consultations de patientes pour stérilité que Sylvie Faure-Pragier a élaboré ce concept « d’inconception » révélant les enjeux somatopsychiques du conflit avec la mère. Et, sortant de la conception de l’enfant comme substitut du pénis, cela l’a conduite à dénoncer les dogmatismes théoriques stérilisants et à montrer le rôle essentiel du conflit avec l’Imago maternelle.
Elle considère également que le pessimisme n’est pas fondé, la société se révélant capable d’auto-organisation face aux nouveaux problèmes. Elle donne ainsi l’exemple de l’évolution des techniques médicales permettant de ne plus procéder à « la réduction d’embryons », pratique violente et traumatisante ou qui permettent, dans les cas de stérilité masculine, d’utiliser un seul spermatozoïde, évitant ainsi les inséminations avec donneur.
« Il est possible que ce qui nous choque serve demain de repères à une société différente sans que nous puissions imaginer laquelle… Et, si le clivage entre sexualité et reproduction ne détruisait pas la Métaphore mais en laissait advenir d’autres ? » écrit-elle dans Les Bébés de l’Inconscient.
Il s’agit donc d’analystes qui, confrontés à des nouvelles réalités cliniques qui lèvent d’innombrables questions d’ordre philosophique, ont opté pour l’observation en se défiant de leurs a priori et en s’aidant de l’analyse de leur contre-transfert.
Ce faisant, ces pratiques permettent de défricher des champs de questionnement sur ce qui demeure intangible dans l’humain à travers toutes ces mutations, ainsi qu’on peut le lire dans des articles comme « Rester psychanalyste devant l’homoparentalité » (RFP, 2010), « Rester psychanalyste face au chaos des nouvelles filiations » (RFP, 2011), ou bien encore chez Françoise Sironi, « La métamorphose humaine, approche ethnopsychiatrique de la transsexualité » (Université Paris VIII, 2005) et « Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique » (Pratiques Psychologiques, 2003).
Emmanuel Diet, dernier intervenant de la matinée, psychanalyste et spécialiste du groupe et de l’institution, auteur de nombreux articles, tels que « Le groupe », « La groupalité sectaire », « La perversion », « L’hypermodernité » (Revue Connexions, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, se livre à une analyse sociopolitique de tous les phénomènes transsexuels, transgenres, et de leur étayage théorique dans les « gender studies » et dans l’idéologie « queer ». C’est en analyste du collectif qu’il aborde l’ensemble des problématiques du genre comme symptôme d’une société en crise.
Il analyse les positions issues des « gender studies » comme une conséquence historiquement déterminée par la logique consumériste individualiste et se livre à une critique fouillée de l’idéologie « queer ». Elle procède selon lui de dérives sémantiques dans lesquelles « l’Œdipe est identifié et réduit au modèle patriarcal de la famille bourgeoise, l’énonciation de la différence des sexes à une posture sociobiologique, le patriarcat réduit à ses formes les plus tyranniques et caricaturales, la nomination de la différence anatomique entre les sexes étant assimilée à une violence symbolique… » et il précise que cette idéologie « confond la différence fondamentale entre violence symbolique primaire subjectivante et acculturante et violence symbolique secondaire aliénante et normalisante. » Ceci constituant le fil directeur de son analyse.
Il dénonce également une attaque de la pensée à travers des concepts comme « hétérosexisme », « car il n’y a de sexe que par effet d’une sexuation qui par essence définit et distingue deux sexes. » De même dans des énoncés comme « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (Monique Witting). il dénonce également les perspectives de J. Butler où « l’auto-proclamation par le sujet de son identité la crée absolument hors de toute relation, à une quelconque nature biologique ou réalité d’un corps sexué » et en montre le plus grand danger : « un égotisme libéral qui refuse toute médiation comme tout transcendantal qui met le sujet en position de toute-puissance dans une posture d’auto-engendrement narcissique, sans autre, sans histoire, sans dette et sans limite. » Il poursuit en montrant le refus de penser ensemble le masculin et le féminin qui aboutit, selon lui, à une communauté de déni, qui vise l’abrogation de la différence sexuelle. »
Plus grave, il me semble, apparaît à travers son analyse, la mise en évidence que cette idéologie « queer » aboutit à une juxtaposition de communautés identitaires. L’auto-proclamation de son identité attaque, selon E. Diet, la filiation, l’héritage, la dette, et par là les conditions de la subjectivation et du lien intersubjectif. Il associe donc cette idéologie à une déculturation destructrice qui « prétend combler par l’agir et le désaveu du réel, tout écart entre fantasme et réalité », position précisément que ne partagent ni Sylvie Faure-Pragier, ni Françoise Sironi.
Emmanuel Diet, expose des analyses et des mises en relation radicales à la hauteur des dangers qu’il perçoit. Les soubassements socio-économiques qu’il avance nous interrogent et on comprend bien les dangers potentiels de cette auto-proclamation sur fond de libéralisme économique.
Mais, ne partageant pas son pessimisme, malgré les ouvertures très pertinentes qu’il effectue, il me semble que l’idéologie « queer » constitue plus un positionnement politique, un désir d’affranchissement d’un carcan normatif qui, pour être outrancier, n’en porte pas moins la marque d’un moment historique.
Au niveau individuel, ainsi que l’ont montré Françoise Sironi et Sylvie Faure-Pragier, l’ancrage dans l’histoire familiale, la prise en compte des fantasmes inconscients est réelle ainsi que les tentatives de chacun d’apaiser ses souffrances à travers ses différentes démarches, jamais perçues comme un effacement magique des souffrances.
Peggy Nordmann