Dans Malaise dans la culture, Freud, tout en reconnaissant l’amour comme l’un des fondements de la culture, oppose l’amour et la culture, l’amour faisant barrage aux intérêts de la culture et la culture infligeant des restrictions à l’amour.
La tradition chrétienne qui appelle à vivre l’amour de charité et place en son centre le message d’amour christique, « aimer son prochain comme soi-même », relève d’un humanisme, un amour universel. Les mystiques, ces individualités exceptionnelles, sont allés le plus loin possible dans le sentiment du bonheur intérieur en l’absence de l’objet incarné, économie sacrificielle qui a conduit certains jusqu’à la disparition de leur être. Dans la tradition religieuse, l’amour est par excellence un sentiment éthique.
Freud oppose la raison, « le dieu raisonnable », à la religion qu’il qualifie d’illusion. Il tente ainsi de résoudre l’énigme du prochain : il ne s’agit pas uniquement de s’aimer soi-même en lui, d’y trouver son propre idéal, mais de rencontrer un étranger à soi-même, voire quelqu’un qui agresse, tout en le situant dans l’égalité. Par la voie de l’identification, Freud avance une pensée discursive sur la compréhension de l’amour entre soi et le prochain. Pour Lacan, s’aimer soi-même dans le semblable n’a rien d’étonnant du fait de la réciprocité, le moi étant fait des identifications superposées en « pelure d’oignons ».
Dans une approche anthropologique, la naissance du sentiment amoureux à travers l’amour courtois apparaît au XIIème siècle. Quels sont alors les chemins de l’Éros au Moyen Âge ? Différents auteurs, dont Jacques Sédat, se réfèrent à Aristote qui définit les trois degrés de l’amour « la vertu qui est au plus haut, le plaisir et l’intérêt ». Or, il se fait une césure radicale, entre la vertu et le plaisir, ou, en d’autres termes, entre l’amour pur, qui s’adresse à Dieu dans le monde religieux, et le pur amour, lié au problème de la féminité, dans l’amour courtois. Selon Denis de Rougemont, tout l’Occident, depuis Platon jusqu’à aujourd’hui, s’inscrit dans une culture du refus, qui fait de l’amour quelque chose qui semble impossible. Ainsi, l’amour cathare, pur amour ou amour parfait, est voué à l’abstinence sexuelle. Dans L’amour chevaleresque qui développe l’individualisme, la femme est extérieure à l’amour. Quant à l’amour courtois, c’est l’érotique des troubadours, le Joy ; la femme n’y est plus objet d’échange mais dépositaire du désir et de la jouissance. Georges Duby, précise que cet amour est un amour de caste, un jeu éducatif masculin permettant aux jeunes hommes d’apprendre à maîtriser pulsions et sentiments.
Pour la psychanalyse, le Joy serait-il plaisir et jouissance ? Connaissance de la Beauté dont la femme n’est que le symbole et le médiateur de l’amour pur, le Joy serait-il alors une connaissance intuitive de la noèsis[1] ? En ce sens, l’amour courtois se présente comme une quête de soi-même. Dans la conquête de l’objet, le troubadour se révèle au plus profond de lui-même, quête dans laquelle nous trouvons de l’universel.
L’amour aujourd’hui ne s’inscrit-il pas dans cette démarche : être soi-même pour rencontrer l’autre du couple, non seulement dans la réciprocité mais dans la différence permettant à chacun de préserver son autonomie. Ceci implique une séparation entre soi et l’autre, elle marque la rupture avec la société traditionnelle, organisée autour des imagos parentales et qui ordonnançait la hiérarchie et les catégories entre dominants et dominés. Selon Lacan, « Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est-à-dire ni complétude, ni complémentarité, mais une lutte des contraires, l’amour venant suppléer à ce manque. Il devient alors le révélateur des désirs de l’enfant en soi dans sa quête d’unité du couple (mère-enfant), car l’enfant est en lui-même unique.
Notre société néolibérale nous ramène dans les strates les plus archaïques corps/psyché, celles d’un corps monde d’où émergent des fantasmes d’auto-engendrement, et où c’est le vital pour soi qui intéresse dans l’autre. Dans ce contexte, le couple vit, non la durée, mais uniquement le moment, avec le risque de son éclatement et de son émiettement. Dans le social, M. Mauss envisage l’amour par le don et l’échange, le double don, comme les conditions pour sortir du fantasme d’auto-engendrement. Il précise que le mana est une force métaphysique, unificatrice magique, la force de donner de soi, voire de donner le meilleur de soi. Cette force permet la circulation de ce premier don qui contribuerait au préalable de l’amour. Puissance spirituelle du groupe, le mana est un signifiant entre le soi individuel et le groupe.
Actuellement en Occident, l’amour est au centre de notre quête d’identité, et de notre besoin de reconnaissance d’individualité. En France, les individus construisent bien souvent et rationnellement les intérêts de leur carrière professionnelle conformément aux critères du capitalisme mondialisé. Ces intérêts se modélisent aussi dans la sphère de leur relation amoureuse. L’idéal d’amour n’est plus le don de soi, ni la prétention d’un retour sur soi, mais un « donnant-donnant ». Il s’agit là d’un monde clos qui passe l’extérieur aux propres filtres de sa subjectivité en exacerbant son émotionnel dans l’attente de trouver dans un soi/monde des figures héroïques. L’enjeu de la jouissance devient alors une résistance majeure à la question de l’amour. Dans les relations amoureuses, aujourd’hui, nous constatons qu’il existe de moins en moins de médiateurs, de plus en plus d’attachements, et de moins en moins de conflits exprimés. L’amour devient un contrat entre deux personnes qui cherchent leurs propres satisfactions. Le narcissisme se déploie, comme une nouvelle idéalisation ustensilitaire, avec le déni du lien corporel et sensuel, plus dans la pornographie que dans l’érotisme, dans le cru de l’organe.
La civilisation de la séduction a cédé le pas à celle de la consommation. Selon Dominique Folscheid, « le porno pour paradigme a transformé le séducteur en baiseur. Il a imposé un nouveau type de liberté, la liberté libérée, qui ne nous laisse d’autre choix que de consentir à ce que le sexe exige. Pour être dans le ton et dans le vent, il ne s’agit plus d’aimer, même plus de « faire l’amour », mais de « faire du sexe[2] ».
Avec les mutations de la société moderne, « nous sommes donc passés de la passion des autres à la passion de soi ». Cette passion de soi pourrait-elle donner toute son amplitude à ce lieu du sensible, entre corps propre et pensée, propice à l’autonomisation des individualités et non à son atomisation ?
Dans cet espace de subjectivité, l’amour, ses illusions et ses jouissances sont toujours à réinventer, et l’excès devient alors, un ressort comme nécessité vitale. Mais, il est aussi le mal, et la haine est à penser car il ne peut y avoir de fixité de l’aimant/aimé, pas plus que de fixité de la condition sociale. La question de l’attachement se pose en tant qu’élément dès l’origine de la créativité de l’amour, d’abord dans un corps à corps, il s’agit alors d’une question de peau. La peau crie, s’irrite et se craquelle selon ses propres schèmes, elle se déchire pour tenter d’en trouver une autre. Mais Aujourd’hui où les nouveaux liens amoureux se font sur internet, comment, cette nouvelle peau se tissera-t-elle ?
La créativité de l’amour lié ainsi à l’attachement devient essentielle dans la mise en jeu de la différenciation des liens sociaux. L’attachement donne un essor aux individualités pour penser l’amour et vivre ainsi d’une certaine façon l’expérience du monde : l’invention de l’amour grâce à la constitution d’un espace de réflexivité chez le sujet. Cet espace permettra-t-il moins d’assujettissement ou bien l’attachement à l’objet idéalisé permettra-t-il un travail de deuil ? L’attachement à cet objet et sa destruction est un élément important dans notre société narcissique. De plus, les effets négatifs de cet attachement ne conduisent-ils pas à la mélancolisation ?
- Anzieu voit dans la vie amoureuse un début de sublimation car l’amour se présente comme la satisfaction de tous les besoins. L’amour porte l’empreinte des civilisations, de l’amour du poète dans le registre mythique, comme enveloppe narrative, à l’amour rêvé qui vient rencontrer la réalité de l’altérité, l’amour n’existe que dans le partage. Selon A. Badiou, l’amour ne doit pas se situer dans la sphère politique, car il crée de la différence, or la politique en nombre, ou en foule tend à abraser les différences en vue de la création de l’égalité. Dans l’amour courtois, c’est le désir masculin qui est politique.
L’émergence de l’amour, dès l’éveil de la sensorialité, des signifiants et des pictogrammes, dès l’agrippement et l’attachement, est une histoire qui s’écrit à deux. Face à tous ces bouleversements anthropologiques et psychiques, que devient l’amour de transfert dans la cure analytique ? Transfert du côté du paternel dans l’orthodoxie freudienne, transfert du côté du maternel avec les théoriciens de l’archaïque. Comme le dit F. Perrier : Éros cède devant l’épistémè et « la sublimation nous ramène autant à la fonction analytique qu’à l’amour et à la création artistique ». « Pourrait-on parler dans une fin d’analyse de dissolution du transfert ou de cristallisation[3] ?». Le transfert est l’histoire centrale de la cure, celle d’un déplacement, d’une transformation, et comme le disait Althusser : « Nous sommes les anciens combattants de notre enfance.[4] »
Marie-Laure Dimon
Jacques Sédat, Chaussée d’Antin, éditions 1018, 1978, article « L’amour courtois »
Dominique Folscheid, Sexe mécanique, La crise contemporaine de la sexualité, éditions La table ronde, Paris 2002
François Perrier, Chaussée d’Antin, éditions 1018, 2071, chapitre Canevas
Alain Badiou y a fait allusion, dans une émission sur France culture, lors de la transmission de sa conférence sur l’éloge de l’amour en novembre 2013.