Moonfleet

« L’exercice a été profitable, Monsieur »

À Marc

INTRODUCTION

En 1954, à Hollywood, Fritz Lang tourne pour la prestigieuse MGM, Moonfleet (En français : Les contrebandiers de Moonfleet NDLR). Le sujet, inspiré du roman éponyme de John Meade Falkner (1898), lui sera imposé et il devra le réaliser en cinémascope, format qu’il dit détester. Son montage ne sera pas respecté, la MGM lui ayant promis de ne pas insérer les derniers plans, sorte de happy-end. Il claque la porte après le dernier jour de tournage, ce sera le dernier film de sa période américaine. Auparavant, Il avait fui l’Allemagne en 1933, s’était réfugié un an à Paris puis s’était embarqué pour l’Amérique en 1934. Aux États-Unis il supporte mal le système hollywoodien, se sent surveillé par le FBI et vit dans la crainte de ne pas pouvoir travailler. Il faut dire que les thèmes qui lui sont chers ne sont pas politiquement corrects. Il étudie la noirceur de l’âme humaine, de la bête qui affleure en chacun de nous et de la mise sens dessus dessous des notions habituelles d’innocence, de culpabilité, de justice et de vengeance.

Moonfleet sort en 1955 aux Etats-Unis ; la critique de la MGM parle « d’un film maladroitement adapté et réalisé par un Fritz Lang distrait ». Malgré la rigueur habituelle de sa réalisation, le cinéaste ne fut pas satisfait de son œuvre ; ce sera un échec commercial. Il faudra attendre cinq ans pour que le public français, avec la nouvelle vague, découvre le film qui obtient alors le Prix de la jeune critique. Il prend alors un statut de film culte, du plus « langien » de toute la filmographie du cinéaste. Serge Daney, dans son livre posthume, L’exercice a été profitable, Monsieur (1993) dont le titre reprend la fréquente réponse de John à Jeremy Fox, évoque le jeune héros comme un enfant qu’il aurait aimé être…

Photo du 24-03-2014 à 09.00

SYNOPSIS

Au milieu du XVIIIe siècle, John Mohune, orphelin de 10 ans, arrive à Moonfleet, village situé aux bords des côtes anglaises. Il porte une lettre de recommandation de sa défunte mère pour Jeremy Fox qu’elle charge de l’éducation de son fils. Jeremy et cette femme se sont aimés mais les Mohune ne voulant pas d’un « déclassement » pour leur fille, l’ont mariée et exilée. Rien n’est dit dans le film concernant l’éventuelle paternité biologique de Jeremy Fox. Il est un aristocrate véreux, sans scrupules, chef de contrebandiers et nouveau propriétaire du domaine des Mohune. Jeremy tente d’abord d’éloigner John, il ne veut pas de cette responsabilité, mais l’enfant entêté revient toujours vers lui. Jeremy Fox, grand séducteur, s’avoue qu’il n’a jamais cessé d’aimer la mère de John. Il tente de renvoyer son actuelle maitresse aux Antilles et, humiliée et désespérée, elle le livrera aux forces de l’ordre. Jeremy Fox démasqué, part en cavale avec John à la recherche du diamant caché par un ancêtre Mohune. Joyau qu’ils trouveront au fond d’un puits, dans un fort militaire. Jeremy Fox possédant le joyau tente de fuir l’Angleterre avec ses complices qui ne veulent pas s’encombrer de John. Comprenant que son vrai diamant est le petit John, il tue ses complices mais se fait mortellement blesser. Il aura le temps de retrouver l’enfant, de lui transmettre la pierre précieuse pour lui permettre, comme le désire John, de restaurer le domaine familial. Agonisant, il lui promet de revenir « dès qu’il pourra » et prend le large dans une barque, sous le regard admiratif de l’enfant.

ÉTUDE DE DIVERS THÈMES

L’eau

Comme toujours, chez Lang, le premier plan a une fonction lyrique « d’ouverture » : des vagues se brisent brisent sur des rochers, flux et reflux, possible allégorie de la vie et de la mort.

La mer permet aux bateaux d’apporter les objets de contrebande, une grotte-crypte dans laquelle la mer s’engouffre permet d’y cacher ces marchandises.

C’est au fond d’un puits, toujours en fonction, que John trouvera le diamant de son ancêtre.

Ce qui devait être le dernier plan du film est l’un des plus beaux plans de mort que connaisse le cinéma, celle d’une barque entrainant vers le large Jeremy Fox mourant. Il épargne le spectacle de son agonie à John, qu’il vient de retrouver et qui le regarde partir en souriant. Sa mort transforme Jeremy Fox en mythe dans l’imaginaire de John.

L’eau vectrice de vie, d’enrichissement, devient le linceul du héros.

Le monde souterrain/le monde extérieur de l’ordre apparent

Lang, une fois de plus, oppose le monde souterrain, siège des sociétés secrètes, criminelles et ésotériques, déjà en place dans ses films muets, au monde extérieur.

Le monde souterrain

Dans Moonfleet, c’est la grotte-crypte des contrebandiers, repaire d’une bande de « sous-hommes » sur laquelle Jeremy Fox règne. Dans cette grotte-crypte, le jeune héros affronte les forces du mal, la peur et l’angoisse, il y risque sa vie mais y trouve le médaillon dans le cercueil de son ancêtre. Il y découvre un texte à déchiffrer, indiquant l’emplacement du diamant. C’est dans cette grotte que John comprend le rôle de chef des contrebandiers de l’homme qu’il admire tant. Cette découverte n’entamera en rien son admiration.

Le monde souterrain est aussi le puits cachant le joyau.

Le monde extérieur

Le monde de l’ordre apparent dont le caractère factice est d’entrée de jeu évident : l’auberge est un coupe-gorge ; le cimetière communique avec le repaire des malfaiteurs, les paroissiens sont hantés dans l’église par la crainte d’un fantôme et les belles demeures sont des lieux de débauche.

Le monde circulaire

Tourné en studio, les premiers plans montrent la pancarte indiquant le village de Moonfleet ainsi que d’autres directions possibles. Ce village, lieu de perdition, baigne dans une atmosphère lugubre de secrets et de criminalité. Bien des plans renvoient à cette circularité : le cercle des bandits découvrant John, le mouvement tourbillonnant de la danseuse, le cercle décrit par le harpon d’un contrebandier attaquant Jeremy, le puits cylindrique dans lequel on ne peut descendre qu’à l’aide d’une roue.

Monde circulaire dans lequel les personnages sont comme enfermés, revenant sans cesse à Moonfleet, Jeremy Fox pour y retrouver l’ombre de la femme aimée et pour y mourir, John pour y trouver un père et réaliser son rêve de restaurer la demeure en ruine de ses ancêtres.

Les rites initiatiques

John chute deux fois et surmonte sa douleur. Dans la grotte-crypte, il dépasse sa peur du noir et, aux mains des contrebandiers voulant le tuer il n’éprouve aucune crainte. Il est pressé de grandir et de ressembler à Jeremy Fox qui l’initie au courage et au décryptage des messages codés… Tout ce qu’il doit affronter le fait renaître à la vie, belle image où nous voyons Jeremy Fox protecteur, hissant John du fond du puits et le sauvant d’un agresseur. Il le fait renaître comme fils. Ce rituel initiatique n’est possible que parce que John attribue à Jeremy Fox une place de père.

Le libre choix

Jeremy Fox a initié John au décryptage du texte caché dans le médaillon permettant d’avoir accès au trésor. Le blason des Mohune, ainsi que la bague confiée à l’enfant, le portail du château, l’écusson de la statue de l’ancêtre, le médaillon et enfin la brique au fond du puits derrière laquelle se trouve le diamant porte un Y, choix possible entre la vertu et le vice (Pythagore). La vertu est incarnée par le jeune orphelin et Jeremy Fox, comme bien des héros langiens, opère quant à lui une séduction par le mal : « le diable et moi sommes bons amis ». Belle idée de mise en scène, Fox, hors la loi, se trouve forcer d’emprunter le costume et la fonction de commandant, la loi par excellence, et passe en revue les troupes dans le fort dont le puits renferme le diamant. On s’amusera à noter que le chromosome Y est transmis par le père !

La filiation

Le deuxième plan est surtitré et se termine par « un jeune homme part à la recherche d’un homme qu’il croyait être un ami ». Peu importe que Jeremy Fox soit ou non le géniteur de John. Françoise Dolto affirme « il n’y a de père qu’adoptif », Lang inverse cette formule : il n’y a de père qu’adopté. Jeremy Fox va longtemps résister à endosser ce statut, sans doute pressent-il qu’en acceptant ce rôle, il accepte aussi d’incarner la loi et d’en mourir. Fox se situe « hors la loi » et rejette cette fonction paternelle : « je ne veux pas de toi comme fils, je ne veux pas de responsabilité, ta mère a eu tort d’avoir confiance en moi ». Mais l’obstination de John va être gagnante, il a une foi inébranlable, c’est sa mère qui a désigné Jeremy Fox, il l’adopte donc inconditionnellement. John comme certains personnages de Lang sait intuitivement qu’il ne faut jamais céder sur son propre désir.

Jeremy Fox n’est-il pas, comme l’affirme Piera Aulagnier, condamné à investir ?

« La première tâche du je, mais aussi celle qui risque de le confronter à un échec dramatique et parfois mortel, sera de s’opposer à ce mouvement de retrait chaque fois qu’il menace un support sûr, dont il juge vitaux la préservation et l’investissement » (Piera Aulagnier : 1982, « Condamné à investir » p 310 in « Le Trouble de pensée », Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 25, Gallimard).

Une première fois, il prend un risque immense lorsque démasqué, il retourne chercher John retenu dans le fort. Lors de sa fuite finale, il regrette d’avoir abandonné l’enfant, cédant à la pression de ses cupides complices, il livre un combat mortel à ses rivaux durant lequel il sera mortellement touché avant de retrouver John pour lui remettre le diamant. Cet enfant est bien son hériter dans tous les sens du terme. Jeremy se projette dans cet enfant arrogant et c’est pour lui le moyen de renouer avec sa part d’enfance qu’il croyait perdue. Ce faisant il retrouve une estime de lui-même, thème cher à Lang. Il existe une balance entre une enfance perdue et retrouvée qui est aussi l’enfance créatrice du réalisateur, ce qui donne au film sa force et sa mélancolie. Jeremy Fox se précipite vers la rédemption qui, chez Lang, passe bien souvent par la mort. Il va in extremis se défaire de son propre destin en aidant ce double de lui-même à bien se constituer sans en gâcher ni les rêves, ni la confiance ingénue.

Plus que d’un ami, John venait à la rencontre d’un père.

CONCLUSION

Ce film qui, de Serge Daney à André Téchiné a tant compté, ce film qui, comme le dit Jean-Louis Schefer « a regardé, notre enfance », ce film m’accompagne depuis longtemps.

A la fin de sa vie Fritz Lang disait : « Aujourd’hui je ne crois plus au destin, vous faites vous même votre propre destin » (Discours de 1973 lors d’un hommage à Hollywood.)

L’exercice a été profitable, Monsieur Lang, vous avez conforté l’adolescente que j’étais dans son obstination à réaliser ses rêves et dans sa croyance au possible changement de chaque être humain. Ce qui n’est déjà pas mal pour une psychanalyste !

May Desbordes

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