LA VIOLENCE ET LES FEMMES DANS L’OPERA
Introduction
L’art lyrique naît en occident au 17ème siècle. Voici ce qu’en dit J.-J. Rousseau dans le Dictionnaire de la Musique :
« Les parties constitutives d’un opéra sont le poème, la musique et la décoration : par la poésie on parle à l’esprit, par la musique à l’oreille, par la peinture aux yeux et le tout doit se réunir pour émouvoir le cœur. »
Je me permets d’ajouter que la voix chantée (des berceuses de notre enfance, aux hymnes à la liberté), a le pouvoir magique de nous toucher au plus profond de nous-même.
Un opéra est aussi un gâteau. Mais comme dans la vie, il n’y a pas que de la douceur dans l’art lyrique, qui met en scène bien des violences et des passions.
Nous nous centrerons sur la violence et les femmes, tentant de souligner l’importance de l’écriture musicale qui traduit aussi cette violence.
Me vient d’abord à l’esprit la violence subie par les femmes.
J’avais été passionnée en 1979 par le livre de Catherine Clément, philosophe et écrivain, L’opéra ou la défaite des femmes – Le titre est explicite…
Plus récemment en 2012, j’ai lu l’admirable ouvrage de Jean Michel Vives La voix sur le divan. L’auteur est psychanalyste et s’intéresse à la dimension pulsionnelle de la voix et à la gestion sociale de cette jouissance. Il affirme « les femmes à l’opéra sont abandonnées, perdues, égarées, elles en meurent ou deviennent folles ».
Pourtant parmi les opéras qu’il m’a été donné de voir ou d’écouter, j’ai pu constater que les femmes infligent aussi de la violence.
Je m’interroge, sans véritable réponse, sur le fait que les opéras du Sud de l’Europe mettent en scène davantage de femmes violentées que dans les opéras du Nord de l’Europe.
Il m’a fallu, non sans mal, choisir quelques héroïnes, sous peine de plagier Leporello, valet de Don Juan chantant l’air du catalogue, dénombrant les conquêtes de son maître « mille e tre »…
Il existe tant d’opéras !!
Mon choix est bien évidemment personnel et nécessairement incomplet.
Parmi les femmes subissant la violence : Carmen et Violetta
a) Carmen
C’est sans soute l’opéra le plus joué. C’est la dernière œuvre de Bizet (opéra-comique-airs chantés et récitatifs).
Les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halwy se sont inspirés du livre de Prosper Mérimée publié en 1847. Ils ont bien édulcoré l’œuvre, pourtant l’opéra monté à l’opéra Garnier le 10 mars 1875 (Bizet meurt en décembre de la même année) n’a qu’un succès très relatif. Tchaïkovski et d’autres en avaient prédit le succès futur.
A cette période, le naturalisme progresse dans l’art, de Courbet à Zola (la Commune vient de naître et de mourir). Mais l’opéra se doit de rester un lieu « de bon ton ».
Carmen n’a rien d’une description d’une Espagne de pacotille, c’est une tragédie, un défi de la liberté jusqu’à la mort.
Cette femme venue d’ailleurs, cette gitane veut vivre librement ses choix de vie et ses choix amoureux. Le public de l’époque trouve cela très inconvenant.
Libre, indomptable, elle ne se soumet à aucune contrainte, elle suit ses coups de cœur, en ayant le pressentiment qu’elle chemine vers la mort.
La musique traduit bien ce cheminement tragique. George Prêtre dirigeant Carmen disait que dès les premières mesures de l’ouverture il sentait l’ombre de l’amour et de la mort.
Au troisième acte, dès le trio de l’air des cartes, Carmen sait ce qui l’attend : « Carreau, pique la mort, j’ai bien lu, moi d’abord lui ensuite, recommence vingt fois la carte impitoyable répétera la mort encore et encore la mort. »
Don José lui est basque, inséré socialement, il est brigadier, chrétien, tendre fils, fiancé attentif. Bref c’est un homme rangé.
L’importance donnée aux facteurs de différences sociales des héros se retrouve aussi dans la Traviata (Verdi 1853) Madame Butterfly (Puccini 1904).
Mais alors qu’est ce qui fait que cette femme et cet homme que tout sépare, se retrouvent unis jusqu’à la mort.
Carmen est belle, envoûtante, désirée par les hommes, une sorcière dit Don José, elle le regarde, lui jette une fleur. Ce sera le philtre d’amour de Tristan, il l’aimera à jamais.
Mais Carmen n’est pas Isolde ; avec Don José comme elle le dit « elle paie ses dettes ». Il lui a permis d’échapper à la prison, il y est allé lui-même à sa place, il est devenu contrebandier.
Mais lorsque Carmen rencontre Escamillo, espèce de double d’elle-même, affrontant la mort dans l’arène, c’est un coup de foudre réciproque. Elle le rejoint et scelle son destin.
Don José est jaloux (Golaud l’est aussi avec Mélisande (Pélléas) comme Othello qui lui est maladivement jaloux) mais Don José a aussi perdu son honneur de soldat, de citoyen, la seule façon pour lui de laver son honneur d’homme c’est de tuer l’être adoré.
Violence qui n’est pas sans évoquer les crimes dits d’honneur (à la nuance que Don José sera exécuté).
A la fin de l’opéra, Carmen sait qu’elle va être tuée comme le taureau, de l’autre côté du mur de l’arène, ses amies l’ont d’ailleurs prévenue.
Don José supplie, mais elle le provoque « frappe moi donc ou laisse-moi passer » ultime provocation, elle lui jette au visage la bague qu’il lui avait donnée, symbole du lien qu’elle considère comme un assujettissement.
Intéressons-nous maintenant à Violetta.
b) La Traviata
Opéra de Verdi adapté du roman de Dumas fils « La Dame Aux Camélias » publié en 1842 et adapté au théâtre en 1852. Cette année-là, Verdi est à Paris et assiste à une représentation.
Avec son librettiste Mario Piave, il créé un opéra qu’il souhaitait appeler « l’amour et la mort ».
L’œuvre sera donnée pour la première fois à la Fenice à Venise en 1853 sous le titre la Traviata (la dévoyée).
C’est, comme pour Carmen, un échec lors de la première, une des raisons étant que l’opéra met en scène des sujets contemporains, une révolution à l’époque. D’ailleurs jusqu’au début du 20ème siècle, la Traviata reste représentée en costume Louis XV.
Là aussi, le sujet choque, la bienséance n’est pas respectée sur une scène lyrique. Cet effet de réalisme et de vérité n’est pas la norme de l’époque.
Violetta est subversive, elle veut sortir de sa condition de femme entretenue, comme Carmen elle est une fille de nulle part qui a la prétention d’aimer et d’être aimée d’un fils de bonne famille. Elle en mesure le risque (air du premier acte « Folie, Folie ») mais elle se jette à corps perdu dans cet amour. Roland Barthes dans « La Dame Aux Camélias » Mythologies 1954 écrit : « le mythe central de l’œuvre n’est pas l’amour mais la reconnaissance, la fatalité qui pèse sur elle est sociale non métaphysique ». Fatalité sociale représentée par la tuberculose touchant le plus souvent les plus faibles (elle mène une vie tourbillonnante).Fatalité sociale et violence incarnées par Germont père, qui redoute que Violetta dilapide la fortune familiale et malgré le constat que c’est son fils qui est entretenu, trouve l’argument qui va toucher l’héroïne. Il la supplie de sacrifier son amour afin que la sœur d’Alfredo (une pure jeune fille sic) puisse faire un honorable mariage. Violetta s’insurge, résiste, puis accepte ce sacrifice car elle espère ainsi être reconnue, rédimée.
Nous retrouvons le thème du sacrifice dans bien des opéras, Gilda se fait poignarder à la place du Duc (Rigoletto), Norma, Aïda…
Le thème de l’argent est très présent (Violetta est entretenue, elle se dépossède de ses biens pour vivre avec Alfredo, Germont lui craint pour sa fortune (on sait que Dumas fils a pris comme modèle Marie Duplessis comme Dame aux camélias ; Germont père serait-il Dumas père ?).
L’argent est à l’acmé de la violence que subit Violetta.
Alfredo lors d’une fête se croit délaissé pour un autre, il n’est pas au courant de l’intervention de son père ; avec une grande violence, il jette de l‘argent aux pieds de Violetta et ce devant tous les convives « Je vous prends à témoin qu’ici moi je l’ai payée ».
Les convives sont horrifiés « ah quelle affreuse infamie as-tu commise. Tu as blessé à mort un cœur sensible…tu nous fais horreur »
Nous connaissons la fin : Violetta, meurt alors que le carnaval se déploie sous ses fenêtres, renvoi implicite à la mascarade sociale.
Dans la biographie fictive de Pasolini « la main de l’ange » écrit par Dominique Fernandez en 1982, il fait dire à Pasolini que la Traviata est l’exécution de toute marginalité.
Avant d’évoquer les opéras où les femmes ne sont plus violentées mais violentes, une parenthèse s’impose pour rappeler que dans certaines œuvres coexistent une femme souffrant de violence et une autre infligeant de la violence.
Dans Turandot, opéra de Puccini créé en 1876, l’esclave Liu, torturée, se suicide pour ne pas révéler le nom de son prince Calaf, ce qui signerait son arrêt de mort. La princesse Turandot, elle, fait décapiter ses prétendants qui n’ont pas su trouver les réponses aux énigmes qu’elle pose.
Abordons maintenant le registre des femmes violentes avec deux héroïnes La reine de la nuit et Salomé
a) La flûte enchantée
C’est un opéra de Mozart (livret d’Emmanuel Schikaneder) un singspiel (équivalent d’un opéra-comique) créé dans un petit théâtre de Vienne le 30 septembre 1791 (Mozart meurt le 5 décembre de la même année).
Dès la première représentation, c’est un succès. Brigitte et Jean Massin, critiques musicaux notent que Mozart compose en même temps le Requiem, d’ où la proximité musicale entre les deux œuvres.
C’est un opéra maçonnique évoquant les rites initiatiques pour accéder à un nouvel état, en se dépassant.
La revue Avant-Scène Opéra lui consacre son premier numéro en 1976 ; souvenons-nous du succès du film de Bergman en 1974.
Nous nous intéresserons au personnage de La Reine De La Nuit, figure maternelle s’opposant à Zarastro, figure paternelle. Leur rivalité n’est pas celle du mal, La Reine de La Nuit, et du bien, Zarastro. C’est l’illustration d’un conflit entre le monde féminin et le monde masculin. Conflit qui se résout en une sorte de happy end : un nouveau couple : Tamino et Pamina se forme après une purification initiatique. N’oublions pas que La Reine de la Nuit, de par sa condition féminine, se voit interdire (à l’époque) toute initiation maçonnique.
Lors de sa première apparition, dans la première aria, elle se présente comme une mère éplorée, sa fille est dit-elle, retenue captive par Zarastro. Elle supplie Tamino de la délivrer, c’est un air de séduction. Mais les choses ne sont pas si simples Zarastro protège Pamina « d’un trop de mère ».
Dans la deuxième aria, La Reine de la Nuit se déchaine, c’est un air de fureur, de dévoilement d’une mère orgueilleuse, vindicative, vengeresse. Elle demande à sa fille, en lui tendant un poignard de tuer Zarastro, sous peine « de rompre les liens de la nature», de la renier à tout jamais …
« Zarastro doit souffrir l’agonie ou je te renierai ma fille à tout jamais »
Elle lance ses contre-fa comme des coups de poignard contre Zarastro, écrit Guy Samama, fondateur d’avant-scène opéra. Elle s’exprime vocalement dans une tessiture intenable.
Ecoutons Jean Michel Vives (La Voix sur Le Divan) :
«Lorsque la voix rompt les amarres de la signification comme dans le cas de l’aria (essentiellement dans le registre aigu) où le texte ne peut plus être articulé donc renvoie au continu du cri, elle ouvre l’espace de la jouissance où le sujet risque de s’abolir ».
(Je vous renvoie au commentaire de ce livre par Emmanuel Diet, notes de lectures paru dans Connexions numéro 100).
Que devient la Reine de la Nuit, elle qui a voulu rompre l’équilibre entre le féminin et le masculin, sa violence est d’avoir espéré que l’émotion submerge l’intelligible. Mais elle doit demeurer, comment tuer la mère fut elle dans la toute-puissance !
b) Salomé
C’est un opéra de Richard Strauss créé à Dresde en 1905, la même année Freud publie Les Trois Essais Sur La Sexualité.
L’opéra est adapté du roman d’Oscar Wilde créé en 1892 et que Strauss a vu ; en effet, le livret s’éloigne de la même façon des textes saints dans lesquels c’est Hérodias, la mère de Salomé qui suggère à sa fille de demander à son beau-père Hérode la tête du prophète. Il a promis à Salomé pour la voir danser « tout, fut-ce la moitié de son royaume ».
En 1905, nous sommes dans une période durant laquelle l’orientalisme est en vogue (Mallarmé, Gustave Moreau) mais cet opéra eut bien des démêlés avec la censure et de 1908 à 1918, il sera écarté de la scène pour des raisons religieuses et morales. Seul l’opéra Elektra du même compositeur atteint cette extrême violence.
L’opéra se déroule en un acte, en une nuit.
Les désirs circulent et mènent à la mort.
Le jeune soldat Naraboth désire Salomé et accède à sa demande de libérer le prophète, constatant le désir de Salomé pour cet homme, il se suicide.
Hérode désire Salomé mais à la fin de l’opéra il est certain : « Qu’il va arriver quelque chose de terrible ».
Salomé désire le prophète, ils mourront tous les deux.
Salomé est une très jeune fille, d’abord séduite par la voix du prophète enfermé dans une citerne, et sans doute intriguée par les malédictions qu’il profère envers sa mère. Jouant de sa séduction, elle obtient de pouvoir le voir et lui parler.
Le regard est d’une grande importance entre les personnages. Les premiers mots du prophète voyant Salomé sont : «Je ne veux pas sentir ses regards sur moi, pourquoi me regarde-t-elle ainsi avec ses yeux d’or sous ses paupières luisantes ».
On peut imaginer qu’il est lui-même séduit, mais il veut rester chaste, ne voir en Salomé que la fille d Hérodias (Hérode a assassiné son frère afin d’en épouser la veuve). Son regard se porte vers le divin ; il maudit cette femme qui tente de le toucher, de l’embrasser et surtout d’être regardé par lui.
Une fois que Salomé obtient la décapitation du prophète, elle embrasse la bouche sanglante de cette tête posée sur un plateau. Elle n’a pas pu l’embrasser vivant, elle l’embrasse mort.
C’est sans doute le baiser le plus obscène de tous les opéras.
Pour la première fois, sans doute, sa séduction n’a pas opéré, elle s’est heurtée à une fin de non-recevoir, cette blessure narcissique insoutenable, déchaine sa violence.
Cette violence provoque de l’effroi et de la fascination, chez Hérode, bien sûr, mais chez le spectateur aussi.
Elle crie : « Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort »
La véhémence de la musique fait écho à la violence du texte.
CONCLUSION
Après tant de violences subies ou infligées, terminons par une héroïne triomphant de l’arbitraire, du despotisme.
Fidelio
C’est le seul opéra de Beethoven, il souhaitait le nommer Léonore (du nom de l’héroïne).
Un seul opéra, trois versions, quatre ouvertures. L’écriture n’a pas dû être simple.
La version actuelle est donnée la première fois à Vienne le 23 mai 1814.
Il s’agit du combat d’une femme exceptionnelle qui n’hésite pas à se travestir en homme (en Fidelio) pour sortir des geôles d’un tyran, son époux, prisonnier politique. Au moment où son mari va être assassiné, elle se démasque, use d’une juste violence, menaçant le tyran d’un pistolet : « Encore un mot et tu es mort ».
L’arrivée du ministre sauvera tout le monde.
Tosca, aussi, dans l’opéra de Puccini, tue de ses douces mains, le tyran Scarpia mais ne sauve pas son amour Mario et se suicide.
Le final de Fidelio est un hymne :
- CONTRE L’OPPRESSION, nous sommes dans un contexte d’avancées des troupes Françaises en Autriche
- UN ELOGE DE L’AMOUR CONJUGAL
L’hymne final reprend les deux vers de l’ode à la joie de Schiller que nous retrouvons à la fin de la neuvième symphonie :
« Que celui qui a conquis une noble femme, qu’il joigne son allégresse à la nôtre ».
May DESBORDES
bibliographie :
J J Rousseau dictionnaire de la musique réédition 2015 FB éditions Catherine Clément l opéra ou la défaite des femmes figure Grasset 1979 Michel Vives la voix sur le divan Aubier 2012 1 citation p 153 2 citation p 101 Roland Barthes Mythologies chapitre la dame aux camélias Seuil 1957
Dominique Fernandez la main de l ange Grasset 1982
Avant scène opéra numéro 1 1976 citation Guy Samama p 109
Emmanuel Diet à propos de J.M. Vives la voix sur le divan connexions n 100
Lire un bel article fait toujours plaisir…
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