On prête à Lao Tseu la citation suivante :
« Ton fils n’est pas ton fils, mais le fils de son temps. »
Portons en premier lieu un regard sur le quotidien de la vie humaine à ses marges :
– Un commencement : l’enfant advient, immature, et ne survit et ne poursuit son développement dans un premier temps que dans la relation à un autre qui l’a fait naître. Déjà, la civilisation, la culture, vient y produire son action (« La volonté humaine se substitue au hasard. » A Kahn), et l’histoire racontée d’une mère qui, faute de lait nourrissait son enfant de paroles, entre en résonance avec ce que nous retranscrit N. Zaltzman lorsqu’elle évoque la citation de l’homme qui ne meurt pas là où la bête meurt.
– Une fin, qui se prolonge parfois de la douleur de ceux qui restent, douleur au-dessus des mots souvent, et qui pourra trouver un apaisement dans la proximité des autres.
Ce préambule exprime implicitement une conception de la culture, à côté de celle retenue par Freud et qui se trouve souvent reprise.
D’autres propositions nous sont faites :
Par exemple Descola : culture comme opposée à nature, schémas généraux gouvernant l’objectivation du monde et d’autrui avec, pour son étude, une priorité à l’analyse combinatoire du mode des existants et des relations entre existants.
Ou encore pour Sperber : les choses culturelles sont faites des mouvements des individus et des changements environnementaux qui en résultent, ce sont les représentations de ces conduites qui définissent les phénomènes de culture.
Et si nous revenons à Freud : dominer (se défendre des) les forces de la nature, régler les rapports des hommes entre eux.
Introduction : le positionnement
La lecture du livre d’E. Smadja, Freud et la culture, ouvre sur l’intérêt dont est porteur la notion de Kulturarbeit comme concept frontalier dans un dialogue psychanalyse/anthropologie.
Cette proposition amène à prendre en compte l’importante recherche accomplie par N. Zaltzman, autour de ce concept et je me suis permis de puiser dans son travail ce que j’ai pu en saisir comme intérêt pour la perspective d’un mouvement dialectique de l’homme parmi les humains.
Ainsi, affirme-t-elle :
« C’est par le psychisme dans l’individu que s’accomplit la Kulturarbeit »
« Et c’est par l’individu isolé, visionnaire, et déviant, que passent les initiations aux changements d’une culture, ou civilisation. »
Pour attirer notre attention que« conçues comme œuvre collective, elles font l’impasse de leur origine pulsionnelle. » Louis Moreau de Bellaing pourra trouver ici un autre cheminement de sa proposition d’introduction de la dimension pulsionnelle en sociologie.
Ainsi posées, ce sont les formes de représentations, actes de paroles, qui en constituent l’articulation.
Si je souligne cette formulation de N. Zaltzman de mise en représentation, c’est qu’elle me semble aussi constituer une open source mise en œuvre dans de multiples directions.
Nous ne sommes ici pas loin des formulations de M. Godelier lorsqu’il dit : « aussitôt que des individus ou des groupes entrent dans un rapport social quelconque, ce rapport n’existe pas seulement entre eux, mais également et simultanément en eux »
(Je ne m’étendrais pas sur la part idéel du rapport social et du positionnement représentation/symbolique.)
L’Arbeit : le travail de la culture
Prenons la démarche de N. Zaltzman à partir de cette dimension pulsionnelle, il s’agit ici de la conception freudienne tardive de pulsions de vie, pulsions de mort. Et dans cette métapsychologie freudienne, elle attire notre attention sur ce qu’elle appelle deux modèles :
Le modèle narcissique, celui où le moi plaisir serait porteur d’un pouvoir initial sur le modèle de l’unité biologique corporelle (figurée par la métaphore de l’amibe, reprise plus tard par F. Villa par exemple).
Et un modèle entité unitaire, fragment de chair où l’héritage relationnel est présent dès la vie embryonnaire, marqué de la faim et du besoin d’amour, dont le sort possible de l’évolution individuelle se joue sur la scène de l’être psychique collectif. Sur ce terrain ce qui est traité est une problématique commune qui met en impasse l’interprétation singulière.
« Si quelque chose de l’altérité se développe, ce n’est pas par apprentissage, mais par lutte sur les contre-investissements. »
Là se situe la psychanalyse dans l’originalité de sa démarche d’ouverture de la capacité d’un sujet à interpréter à donner sens, but, direction à l’activité.
Quel est cet être collectif et cette problématique commune que N. Zaltzman dit ne pas être un inconscient commun, ni une âme commune, mais plutôt une réalité humaine ?
C’est là qu’intervient dans sa construction le vis à vis de la dynamique libidinale de l’éros, et cet acquis narcissique né de l’identification, thème que reprend N. Zaltzman en faisant de « la Kulturarbeit le garant collectif du narcissisme individuel dans une fonction d’identification originaire ante-objectale. » Identification avec un père de la préhistoire qui fait place au meurtre à la honte et à l’oubli, instaurant une dynamique de transmission et d’interprétation. Pour ensuite, par-delà la répétition meurtre, haine, culpabilité inconsciente, en arriver à Moïse figure paternelle hautement civilisée et non plus barbare et qu’apparaisse une nouvelle civilisation sous le chef d’une puissante figure paternelle réinvestie, la filiation s’inscrivant alors en terme de dette fondatrice. Mais ce serait s’arrêter en chemin de ce que N. Zaltzman repère comme dictature de la guérison vers la conquête, la constitution de la réalité comme aussi celle de la raison et de la pensée scientifique.
« Transformations qui s’accomplissent entre ce qu’il y a de plus singulier, unique, privé, secret, et ce que la Kulturarbeit en transpose au bénéfice d’un bien commun, impersonnel, public, un bien de l’esprit. »
C’est à la raison et à la culture que Freud transmettait le flambeau du post religieux comme instance tierce entre l’homme et lui-même. Raison humaine, délivrée de toute référence à une scène générique, à une filiation, à une dimension surnaturelle (p.105).
Se repositionne ainsi l’analyse dans l’ensemble de cette dynamique où le système des processus primaires délivre à un système des processus secondaires un message précis, mais indéchiffrable autrement que par l’intermédiaire d’un relais tiers, rang que peux occuper le psychanalyste, c’est dire qu’il soit lui aussi du côté du combat pour la connaissance.
Jusqu’alors je me suis contenté d’exposer ce que N. Zaltzman (p. 26) qualifiera d’idée de progrès attachée au changement accompli par le travail de la culture. Ce changement, à minima, est un enrichissement de la conscience que l’homme acquiert, conquiert sur ce qui le dépasse. C’est un gain.
Si du côté de l’hominisation, le moi organisateur pulsionnel est sans cesse remis en question, du côté de l’humanisation, c’est à dire de l’évolution de la libido narcissique, s’accomplit un ensemble de constructions identifiantes collectives.
Mais force est de constater que ce mouvement progrédient ainsi décrit est toujours placé sous l’effet (l’influence ?) de la pulsion de mort qui à tout moment peut l’entraver, voir le réorienter, faisant advenir, non pas une régression (terrain déjà parcouru) mais des néo‑constructions régressives inédites (organisatrices de formes sociales nouvelles), qui pourront à leur tour être reprises dans un autre chemin d’élaboration.
Dans les exemples donnés par N. Zaltzman, la mise en représentation est issue de formes narratives à partir de la cure analytique, transformation individuelle et relationnelle donc à incidence sociale qui prend ici valeur d’exemple, comme l’écriture, témoignage inachevé, inachevable de la Shoah, ouvrant alors sur de nouvelles possibilités d’humanité. Ce qui amènera plus tard la formule suivante : « Comme on ne peut tomber hors de son espèce, on ne peut tomber hors des mots. »
Kulturarbeit et civilisation
N. Zaltzman souligne : « Une confusion s’empare des produits de la civilisation et les attribue de façon erronée au mouvement de la culture. »
Elle interroge « le gain culturel ; de quel ordre ? Comment ces mouvements rencontrent-t- ils l’évolution macroscopique de l’espèce humaine ? »
Le mouvement de la culture se fait, opère, agit, (par l’intelligibilité dû à l’accès au langage) sur une transmission de traces inconscientes (non représentées) qui articulent phylogénèse et ontogénèse psychologies individuelle et collective (p.34-35), d’états affectifs d’origine traumatique et ce qui doit être laissé de côté pour le progrès succombe au refoulement parce qu’il est inutilisable [1] et produit de nouveaux refoulements.
N. Zaltzmanne recense pas ici l’ensemble des contenus de transmission tel que nous en fait état E. Smadja qui ajoute ambivalence, fantasmes originaires, phobies énigmatiques, les deux développements du moi et de la libido et la relation symbolique.
Cette considération est fondamentale dans la démarcation avec le culturalisme telle que l’énonce N. Zaltzman : « Sans cela le complexe d’Œdipe au lieu d’être la force d’organisation activement pérenne, structurelle, héritière de la préhistoire de la horde primitive, deviendrait une conséquence sociologique d’une institution sociale », ce qui constitue le point de vue de l’enculturation, point de vue proche de M. Mead.
Notons au passage la réintroduction d’une âme (psyché dit Freud) collective suprahumaine ?
Héritage et langage.
Lorsque Freud parle de « civilisation », c’est de la conflictualité entre la contrainte par la civilisation et la société et la revendication pulsionnelle qu’il s’agit. La civilisation est alors à considérer comme le précipité du refoulement des générations précédentes
(Intrapsychique, autre versant du produit de civilisation matériel, idéel)
L’augmentation de la connaissance se heurte là où la représentation de la chose par laquelle s’ancrerait la désignation par le mot, se volatilise : le Mal ?
Un exemple avec le concept de crime contre l’humanité (nouvelle représentation) qui condamne les actes inhumains : cette proposition d’une certaine façon entre en contradiction avec une autre proposition celle des droits de l’homme, de l’universalité de la condition humaine. Il ne s’agit pas d’une atteinte à la liberté, mais à l’appartenance générique à l’espèce humaine, or crime et humain se définissent l’un par l’autre, et il n’est guère possible de faire disparaître l’humain, auteur du crime.
« Dans la formulation juridique de crime contre l’humanité, l’idéalité, la sacralisation (une fois encore, contre-investissement du refoulé originaire) triomphe du point de vue réaliste de la dimension meurtrière du genre humain ». N Zaltzman ajoute un dernier point sur « le mal qui ne peut se réduire à la pulsion de mort » : il faut qu’il y ait la participation de l’homme.
Pour conclure
N. Zaltzman après avoir fait de l’analyse une Kulturarbeit fait de la Kulturarbeit une analyse.
La civilisation y prend figure de symptôme, parfois d’une maladie.
A charge pour l’anthropologue de les répertorier afin que l’analyse puisse en être faite, c’est une question de psychanalyse appliquée.
Cette analyse pourra se poursuivre avec Elle se trouvera aussi poursuivie avec la discussion des propositions faites autour de la groupalité.
Peut-être cette réflexion peut-elle aussi orienter la recherche anthropologique vers une étude ciblée sur le comment les sociétés formalisent la façon dont les hommes y sont tués.
Enfin je reviendrais sur la question de la mise en représentation, en interrogeant sur une possibilité de clarification des articulations entre irreprésenté, figuration, représentation, symbole, signifiant…, concepts qui, sous la plume des auteurs, me paraissent utilisés parfois avec une variation des espaces circonscrits.
Un exemple de ces difficultés se trouve dans la confusion des niveaux logiques :
E. Smadja nous présente la Kulturarbeit comme une création freudienne, son cheminement correspond exactement à ce que N Zaltzman décrit du mouvement de la Kulturarbeit. Le concept a donc la particularité d’être ce qu’il désigne, ce qui pose un problème logique.
(Le nom d’une classe ne peut être celui d’un membre : homo sapiens n’est pas le nom de quelqu’un.)
L’impuissance devant la possibilité d’une approche du mal ne pourrait-elle laisser penser qu’il se situe dans une autre classe de faits ? Devons-nous y voir une butée de la conception aristotélicienne ? Ce qui nous ramène peut être aussi aux contraintes de notre outil de langage (selon la langue, la méthode d’écriture etc…)
Arrêtons-nous un instant sur la question du rapport symbolique/représentation.
E. Smadja lisant Freud nous parle de « langage symbolique, ou relation symbolique consistant en relation de pensées entre :
– des objets divers
– des représentations constituées lors du développement historique du langage, et qui doivent être répétées durant le développement individuel de la langue (fantasmes originaires). »
B. Karsenti dans L’homme total nous permet de poursuivre cet abord.
« C’est autour du mouvement de symbolisation que Durkheim repère l’articulation individuel collectif. » Pour lui, « sur le plan individuel, il (le symbole) n’est pas de l’ordre des représentations conscientes, mais il n’est saisissable que par le synopsis sociologique. »
Ce que partage Mauss, à ceci près que cette activité symbolique existe aux deux niveaux de l’individu et du collectif.
L’apport freudien place la résistance à l’interprétation (résidu du rêve par exemple) comme le fait que d’autres lois la dirigent, hétérogènes à la pensée représentative (peut être inhérentes à ses fondements archaïques, ce qui ouvrirait l’espace aux conceptions du pictogramme de P. Aulagnier. Mais il y a aussi d’autres propositions.). Sont-elles des traces du passé ? Ce qui conforterait l’impossible appréhension du présent comme figure représentative. « Ce dont on se souvient, on ne l’a jamais oublié, car on ne l’a jamais appris consciemment[2]. »
Ce qui pourrait conduire à une formulation telle que « l’inconscient dans sa forme spécifique serait une langue universelle que le sujet ne parle pas mais qui parle en lui, déterminant par là‑même ses dispositions psychiques fondamentales. » Ce qui, dans la subjectivité, donne sens pour penser le symbole.
Godin dirait : « le symbole est alors manière d’arracher le sens hors de soi, pour lui donner une existence objective. »
Il est possible de faire l’hypothèse que la disposition symbolique fournit les empreintes transmissibles d’un acquis au contact de la société humaine, à côté de la transmission des comportements, et des pulsions précâblées.
Pourtant A. Kahn en opposant causalité symbolique et causalité technique, c’est à dire vœux et succès de la volonté d’agir sur le monde, envisage le recul de la place du symbolique. Nous revoici devant une autre structure du langage qui viendrait alors prendre place, peut être toute entière dédiée à l’abstraction des représentations ?
Chez N. Zaltzman et Freud la science paraît être l’un des acquis les plus précieux de la Kulturarbeit
Que penser de l’exploration des propositions de Simondon sur la notion de culture technique concernant cette catégorie si particulière des êtres techniques avec qui lesquels nous sommes aussi en relation. Rappelons qu’il définit le travail comme l’activité par laquelle l’homme réalise en lui-même la médiation entre l’espèce humaine et la nature (nous sommes en pleine Kulturarbeit). L’objet technique (acquis de civilisation) : un mixte de nature et d’homme, un support, symbole de la relation trans-individuelle selon la définition de Simondon. Sont influence sur la relation des hommes entre eux s’est cumulativement, progressivement, étendue, est montée en puissance, au point de poser des interrogations sur les positions respectives (homme/objet technique) dans la conduite de l’existence individuelle, comme en témoigne les problématique de la culture algorithmique.
Alors ? La réalité technique, intermédiaire entre le social et le psychique individuel ?
R.-D. Precht dans son exploration des liens entre culture et technologie pourrait baliser cette recherche.
Ainsi à la question de l’enculturation viendrait faire face l’endoculturation dans une dialectique qui ne constitue (à côté des notions quantitatives, des écosystèmes, des technocultures) que l’une des modalités de la mobilité des civilisations.
Bibliographie
KAHN Axel et GODIN C., : 2008, L’homme, le bien, le mal, Paris, Stock.
KARSANTI Bruno : 1997, L’homme total, Paris, Quadrige, PUF.
MEAD Margaret : 1963, Mœurs et Sexualité en Océanie, Paris, Plon.
SIMONDON Gilbert : 1991, « Du mode d’existence des objets techniques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1991, vol. 46, n° 3, p. 597.
SMADJA Éric : 2013, Freud et la culture, Paris PUF.
ZALTZMAN Nathalie : 2007, L’esprit du mal, Paris, Ed de l’olivier.
ZALTZMAN Nathalie : 1990, De la guérison psychanalytique, Paris PUF.
[1] (P. 36 : Freud : Un enfant est battu), cité par NZ
[2] A.G. Gargani : 1988, L’étonnement et le hasard, trad. J.-P. Cometti et J. Hansen, Paris, Edition de L’éclat, p. 139, cité par Bruno Karsanti in L’homme total)