ZONE TEMPÉRÉE de Pierre Joseph
La lumière à Monaco est d’une nature très linéaire, plus ou moins intense en fonction des heures, et la couleur du ciel procède de même, plus ou moins bleu profond. Comme partout sur la Côte d’Azur, de Menton à Cannes en passant par Nice, le bleu du ciel envahit tout et impose au temps qu’il fait son univocité. Il fait beau.
Bien que parfois il y ait de l’orage et que tout finisse par s’assombrir, il est bien rare d’avoir un temps « entre-deux », un temps incertain.
Le climat dans ce coin de la méditerranée a quelque chose de binaire : soit il fait très beau, soit il fait mauvais (enfin « mauvais » est tout relatif bien entendu, il faut de l’eau pour vivre et arroser la végétation).
Il y a là-bas un endroit que l’on nomme La Petite Afrique, une petite plage adossée à une falaise, à Beaulieu-sur-mer, qui voit souvent sa température grimper au-delà de toute prévision météo. Il y fait là plus beau que beau et plus chaud que chaud. C’est pour dire qu’ici nous pourrions compter le temps en 0 et en 1 :
0, aucun nuage, 1, couverture nuageuse. Pas de 2, pas de 1,5, pas de moyen : le bleu est la toile de fond d’incrustation de la vie azuréenne.
Si l’on avait pour unique référence le climat de la côte d’azur, la science météorologique, ses simulations ou ses modélisations n’auraient guère évolué, il n’y aurait pas eu assez de doute pour construire des équations complexes, parce qu’ici la météo c’est oui ou non et pas peut-être.
Ma question : est-ce que la météorologie agit sur la création ? Plus loin que le constat chez certains peintres d’un réchauffement de leur palette à l’approche du sud de la France à l’instar de Van Gogh pour qui le jaune éclate à son arrivée en Arles, je soupçonne le climat de façonner notre rapport aux formes. Nous créons autrement, avec des concepts différents, que nous soyons sur la Côte d’Azur ou en Normandie. Ce n’est pas seulement une affaire visuelle, c’est toute une approche sensible.
En effet, un seul geste fondateur semble guider les artistes niçois. Arman c’est le Plein, Yves Klein c’est le Vide ou le monochrome, les couleurs électriques c’est Martial Raysse, les papiers découpés de Matisse sont aux couleurs franches et tranchées, et même quand Ben doute de tout, c’est écrit blanc sur noir.
L’art est enclin à une forme de radicalité dure comme la roche qui compose les paysages de bord de mer et nette comme la ligne d’horizon de la mer. Il y quelque chose d’absolu et d’éternel.
Quand Marcel Duchamp se rend à Monte-Carlo en 1924, c’est pour tenter de lever le doute.
Recouvert « duchampoing », il produit les Obligations pour la roulette de Monte Carlo, qui veulent faire disparaître le facteur chance, pour gagner à presque tous les coups, une sorte de martingale sur le long terme pour les porteurs de ces obligations. Écrivant à son ami Francis Picabia, à propos de cette expérience sur le Rocher, Duchamp remarqua :
« Vous voyez, j’ai arrêté d’être un peintre, maintenant je fais des essais sur la
chance. » Pour cette œuvre, Duchamp imagine une version personnelle d’une obligation standard, collant une photo de lui par Man Ray, sa tête couronnée de bulles de savon sur une reproduction d’une roue de roulette…/ Au dos sont imprimés des extraits des statuts de la compagnie.
Marcel Duchamp c’est pourtant l’Indécidable, la co-intelligence des contraires :
« une coexistence ludique de réalités hétérogènes dont aucune ne s’efface complètement au profit des autres ». A la fois zéro et à la fois un, en même temps. C’est peut-être là où je veux en venir :
il devient très tentant de faire une analogie avec l’expression normande (puisque Duchamp est normand) : « p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non ». Peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
Si l’histoire attribue à cette locution une origine économique (l’explication la plus répandue mentionne une ancienne loi normande donnant le droit à une personne ayant signé un marché de rectifier ou d’annuler le contrat dans les vingt-quatre heures de sa signature. Source Wikipédia) elle pourrait tout aussi bien venir de la météorologie capricieuse de cette région du nord et de l’indécidabilité à savoir le matin, le temps qu’il fera pour la journée… Ce qui est assez crucial pour l’agriculture et
pour savoir si l’on emporte ou non un parapluie. Temps variable…
A ma connaissance il n’y a pas de peinture monochrome normande, il y a cependant de la variation, du mouvement et du flou. Claude Monet en est un des exemples : la variation est chez lui un modus operandi, que la lumière change et qu’importe, c’est une autre peinture qui s’annonce. Eugène Boudin, son maître, est un habitué aussi. Chez lui, les choses s’essayent, se répètent, se ratent. En résulte des variations de ciels, de nuages, de vaches, de plages.
L’impressionnisme normand c’est un peu flou. L’art au contact de la méditerranée, au contraire, est net.
Seul peut-être Robert Filliou vient ici s’inscrire en faux dans cette histoire : bien fait, pas fait ou mal fait, dans une relation d’équivalence. Mais c’est déjà une autre histoire.
ndrl pour aller plus loin : Aisthetique:pour une esthétique de l’expérience sensible de Gernot Bhöhme éditions les presses du réel.