Le texte que vous pourrez lire ci-dessous a été présenté le 26 mai aux Séminaires Thématiques du CIPA par l’auteur
Il s’agit d’un montage de plusieurs textes.
L’un est un extrait de la pièce Eldorado dit le Policier mis en scène par Vincent Rafis au CDN d’Orléans l’année 2011. Il offre des prolégomènes synthétiques à des enjeux théoriques sur l’expérience de la cruauté et ce que cela affecte dans le devenir social et humain. Il n’a jamais été publié.
Le second est une analyse de notre situation intitulée « Fugue pour trois scansions et deux nappes immobiles du temps », parue dans le numéro de la revue Lignes, intitulé Fini, c’est fini, ça va finir, paru en 2018. Il poursuit la réflexion présentée dans le volume intitulé Le radeau démocratique paru en 2017.
La présentation orale a proposé de cet ensemble une version abrégée mais qui n’a éludé aucun des points importants de ce que l’auteur souhaitait livrer.
Radeau démocratique
Sophie Wahnich
Expérience du négatif
- Théodor Adorno avait espéré qu’il serait possible de penser et d’agir après Auschwitz de telle sorte que rien de semblable à Auschwitz ne puisse plus jamais arriver. Il proposait de substituer aux impératifs catégoriques de devoir être, des impératifs négatifs. Des impératifs qui seraient toujours sous la loi de ce qui ne doit plus arriver, de ce dont la répétition doit être absolument interdite.
Mais bien sûr, Auschwitz ne se répète pas, il ricoche et comme valeur étalon du mal radical, il permet au marais de regarder les choses se faire, car ce n’est tout de même pas Auschwitz …
Un vocabulaire analogique est accusé de faire oublier la singularité du présent. Il faudrait reléguer les mots camps, rafle, fascisme, ils sont trop attachés à l’histoire des années 1930 et 1940. L’anachronisme, ce ne serait pas rigoureux. Ce serait même dangereux, un goût de cassandre. On n’attend pas la guerre tout de même !
- Adorno affirmait que la négation de l’humain, l’inhumanité radicale dans les camps d’hier, n’est jamais surmontée, jamais dépassée, qu’il n’y a pas de réconciliation concevable avec cette négativité radicale ou absolue. Ce serait sans doute aussi vrai pour les camps d’aujourd’hui, camps dits de rétention.
Si nous attendons que justice soit faite, nous ne pouvons pas être dans l’idée d’une justice accomplie, installée, irréversible. Nous avons à attendre la justice mais nous ne pourrons jamais être dans l’idée qu’elle est venue; elle vient, mais elle n’est jamais venue; elle doit venir. Il faut toujours la faire venir. C’est pourquoi Adorno demandait que chacun reste ouvert à l’inconcevable, ouvert à la souffrance du vivant irréductible au concept ; cette part de l’expérience qu’il faudrait accepter de recevoir comme expérience justement qui toucherait le corps et pas seulement l’esprit, Mais s’il faut accepter d’être dans la frappe de la souffrance comme expérience il faudrait sans doute aussi accepter d’être dans la frappe de la joie. Reconnaître l’irréductibilité de l’expérience du désir, de l’amour, voire de l’amour de la vie. Ce serait ainsi ramener sur terre la foi en l’impossible comme expérience de rupture, de déchirure et d’affirmation qu’un autre monde peut advenir. C’est cette foi dans l’impossible qui peut préserver la chance de s’orienter vers un futur qui ne soit pas répétition du passé, un futur neuf, un futur tout autre.
Seuls ceux qui n’ont pas fait le deuil de l’humanité sont tendus vers cet autre futur. Des sortes de mélancoliques, qui refusent non seulement de ne pas savoir, mais qui refusent d’oublier, d’oublier les indiens exterminés, les esclaves martyrisés, les ennemis déshumanisés, les camps de la première guerre puis ceux de la seconde guerre mondiale, l’extermination nazie, la psychiatrisation des adversaires politiques, les dictatures d’Amérique latine avec leurs cortèges de disparus, les génocides contemporains, les nouveaux camps…. Des mélancoliques qui n’en finiraient pas de s’exposer à cette souffrance d’autrui, ou simplement à la souffrance d’êtres humains, humains trop humains et doués de cruauté, même en amour, surtout en amour peut-être, au cœur de l’amour lui-même.
Mais peut-on voir et entendre l’expérience du négatif, la souffrance brute ? Ou bien demeure-t-on quoiqu’on en dise, impassible ? Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui nous arrive quand nous sommes impassibles ?
L’impassibilité
- A propos du spectacle des disparus en Argentine, Patrice Loraux évoque une « pétrification des affects ». Une capacité de ne plus ressentir. Or il affirme que cette anesthésie est liée au fait qu’on ne se représente plus ce qu’on voit ou ce qu’on est en train de faire. « Vous représentez vous ce que vous avez fait » ou ce que vos aïeux ont fait ou regardé ou subi ? demande-t-il. Ou ce que nos gouvernements font faire aux fonctionnaires du ministère de l’immigration ou des préfectures que nous rétribuons ? Nous le représentons nous ? Ça nous blesse de nous le représenter.
Mais une blessure ouverte n’est pas grave si elle fait souffrir, alors que l’impassibilité conduit au pire.
En Lybie, à Malte, à Lampedusa, ici en France, les politiques inventées pour contrôler les frontières nous blessent. Et si l’on ne veut pas souffrir, compatir, elles réclament l’endurcissement.
Qu’est-ce que s’endurcir ? C’est se mettre au service de. Au service de la politique de rétention, au service de Frontex, au service de la politique de contrôle de l’immigration, au service de l’expertise de préférence chiffrée, au service du confort des uns contre la misère des autres, au service de la Lybie. Le service des acteurs ou des actants qui font le sale boulot dit-on. Mais c’est aussi avoir son nom entamé par ce sale boulot fait en notre nom, avoir sa sensibilité outragée par ce sale boulot et finalement être devenu sinon d’emblée impassible, déjà impuissant. C’est ça le trauma de la cruauté en acte. On finit par sentir puissamment qu’on ne sent plus, qu’on ne sent pas.
- De proche en proche, le trauma diffuse à travers les peuples où sont perpétrés les crimes. On assiste alors à une réorganisation étrange du réel, où tout ce qui pourrait constituer une faille, une résistance semble disparaître. « Tout se fait compact tout se soude ». « Et celui qui se sera plié peut-être une seule fois à ce service, il lui deviendra impossible d’être tendre en profondeur. »
Quant à ceux qui regardent ou qui détournent le regard, ils seront peut-être portés au-delà de la douleur et sentiront aussi qu’ils ne sentent plus.
Face à une telle impassibilité, la honte vient peut-être faire effraction.
La honte, elle surgit dans le conflit entre un désir irrépressible de se fuir et l’impossibilité de toute évasion, quand on ne peut plus cacher ce qu’on aurait voulu soustraire au regard. Avoir honte, c’est ainsi être livré à l’inassumable et par là même, en prendre conscience, résoudre un conflit. C’est cette honte qui permettrait de sortir de l’impassibilité devant l’horreur. La honte permettrait de ne plus rester impassible, elle serait le retour d’un affect après la pétrification de l’affectivité. Elle ramènerait du sensible et de la raison sensible, celle des sensualistes du XVIIIe siècle.
- Cette raison sensible arc-boutée à l’expérience sensible, le voir, le sentir, l’entendre est traversée d’émotions, d’affects et les sensualistes affirment que cette présence des scories émotives ne conduit pas à moins bien penser mais à mieux penser. Ces affects seraient même la condition de la pensée du monde, c’est à dire une pensée qui ne ferait pas abstraction du monde sensible. Une pensée qui ne se penserait pas comme dégagée des enjeux moraux. Car en effet ces émotions seraient bien des facultés de juger, de louer ou de condamner les actions des hommes en société. On est à mille lieux de la volonté farouche de faire taire ses émotions pour mieux devenir des hommes machines capables de machiner les chausses trappes pour ses adversaires. La cour a été grande productrice de ces hommes-machines au XVIIe et XVIIIe siècle, elle l’est encore aujourd’hui.
- Une ontologie de l’insensibilité est théorisée à la cour, elle permet de ne pas pleurer même la mort des êtres chers, elle permet de ne pas s’apitoyer sur le sort des malheureux, des esclaves, des perdants. Elle permet enfin d’imaginer et de donner corps à l’immonde : non seulement la racialisation des vainqueurs et des vaincus de ce monde, mais d’imaginer le croisement des hommes noirs avec des singes et ainsi le droit à la soi-disant tranquillité. Ne plus connaître justement le conflit de la honte qui surgit quand on peut se dire « mais ce sont tout de même des hommes.» Non. On pourrait jouir en toute tranquillité de l’impassibilité face à des bêtes que l’on saurait telles « ce ne sont tout de même pas des hommes ».
- On est loin de Patrice Loraux qui affirme que les humains ne le sont que lorsqu’ils comprennent qu’ils ont un lien obligé avec des existants, qui à l’instar des arbres, doivent être grâce à eux, inviolables. Que c’est ainsi que nous humains avons un rapport humain aux arbres et qu’ainsi il y a des arbres même dans des zones difficiles où couper un arbre devient un acte de guerre, où planter un arbre devient un acte de vie libre.
- Avec ces politiques cruelles nous sommes en guerre. Il y faudrait un art de la guerre…un art de la dislocation et de la recomposition de toutes choses. Ne serait-ce que pour déjouer toute complicité, et puis pour défendre la société à la manière de Foucault, pour éviter aussi l’illusion que ce serait facile d’en sortir, simplement en s’indignant.
Avoir peur du devenir impassible, partir, rester
- Il n’empêche, devenir impassible, c’est peut-être simplement s’habituer, tolérer ces politiques de la cruauté.
Car comme l’expliquait Jean Borreil « la tolérance est d’abord le rapport d’un confort et d’un choc. Nous tolérons l’altération qu’il génère. Mais ajoutait-il, il n’y a pas de verbe pour dire le négatif. « Intolérer », le verbe absent.
« Quand nous ne les soutenons pas au nom de la realpolitik ou d’une Cause, nous tolérons les dictateurs et leurs polices qui écrasent les peuples abasourdis aussi longtemps qu’ils ne touchent pas à nos intérêts. Nous tolérons la misère, l’exclusion, les sans-abris. Nous tolérons l’ordre moral, le racisme même. Que ne tolérons-nous pas à la longue ? A quoi ne finissons nous pas de nous habituer ?
Lâcheté, permissivité molle, paresse, mépris, indifférence. Comme disait Schnitzler, cette tolérance vis-à-vis de l’intolérable « devient carrément un délit ».
Il faudrait retourner la question du côté de ce verbe étrangement absent : « intolérer ».
- Qu’est-ce que l’intolérable ? Ce qui provoque un refus, une insurrection ? Contre un état de fait, un comportement, des idées qui sont dans le même mouvement une souffrance. Contre l’injustice. Ce qui est intolérable, par exemple, c’est qu’on ose accepter l’idée même d’un seuil de tolérance (…) La métaphore du seuil renvoie à la physiologie, très exactement à la douleur. C’est dans la douleur qu’il y a un moment, un seuil où elle devient insupportable, intolérable. Point de basculement qui est un point singulier, point ordinaire où comme sur l’échelle des températures l’eau se fige en gel. L’eau a supporté le froid jusqu’à ce point.»
- Certains se demandent quand on leur parle de « seuil de tolérance » s’il faut partir ou s’il faut rester pour contrer un tel ordre nouveau compact. Faut-il fuir ces lieux inhumains qui vous entament en vous endurcissant ou faut-il tenter de résister sur place au risque de s’endurcir ?
Alors la question devient insoluble, car qui sait comment les enfants qui savent que leurs camarades de classe ou les parents de ces camarades, sont à la merci d’une arrestation et d’un retour à la frontière, en seront affectés ? Comment le spectacle de la peur aura-t-il agi sur eux ? Se seront-ils identifiés aux policiers, aux victimes, seront-ils traumatisés, impassibles pour longtemps ?
Il y a déjà des pays où les parents préfèrent partir plutôt que d’exposer leurs enfants à cet endurcissement, ce clivage, perte de l’universelle tendresse humaine.
Mais rester quand on est adulte, qu’est-ce que c’est ? Sans doute espérer trouver une puissance d’agir. D’abord celle qui permet de savoir, de vouloir savoir, puis la puissance d’informer, et puis celle de rendre sensible, de représenter, de dire d’une autre manière qui pourrait faire effraction dans le flux continu. Mais au-delà encore, quand on entend qu’un enfant est tombé d’un balcon pour fuir la police, qu’une vieille femme s’est défenestrée, rester c’est organiser le désespoir.
Partir ou rester, c’est se demander où est le point de douleur ou de bascule qui associerait la question d’une physiologie des corps affectés et celle d’une politique de la justice. Seuil physique, je ne le supporte plus, seuil moral, c’est intolérable.
Car il y a un pessimisme défaitiste qui confine à l’impuissance et à la résignation, et il y a un pessimisme qui appelle à l’organisation même du désespoir. Ce pessimisme est alors une critique des illusions et ne concède rien sur la nécessité d’un monde humain, ni sur la lucidité sur notre cruauté, une lucidité proche de la brûlure.
Comprendre ce qui nous arrive.
De grandes commotions ont troublé l’histoire du XXe siècle en France, en Europe et dans le monde. Deux guerres mondiales, des guerres coloniales et de décolonisation, plusieurs génocides. De grandes « tyrannies » dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, ont mis à mal la liberté des peuples dans une perspective hiérarchique – au nom de la race – ont ainsi mis à mal la conviction que l’humanité est une et faite de semblables égaux.
Dans l’après-coup de toute grande commotion, les sociétés doivent inventer et articuler des pratiques privées, des pratiques sociales, des politiques qui leur permettent de se réunifier ou de se refonder. Saint-Just affirmait ainsi pour parler des malheurs de son temps produits par la contre-révolution, que « ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer. »
Sans cette réparation, la discontinuité de l’expérience passée se répète dans l’expérience présente et conduit d’une part des contemporains à ne plus pouvoir faire lien, à ne plus partager le même rapport sensible au monde, d’autre part à répéter parfois sans le savoir ce qui a fondé cette déliaison. L’histoire n’est pas rejouée sciemment mais elle rejoue comme on dit qu’une faille rejoue.
L’histoire alors se répète mais non à la manière des mauvaises farces gaussées par Marx qui fustige des imitations ridicules, mais plutôt d’un cauchemar où l’histoire agit en sous-main et dans l’après coup.
L’après-coup n’est pas alors une simple « suite », « l’après » de la traduction de l’aftermath anglo-saxon. Il est le moment où le trauma historique revient frapper à la porte du sujet ou de la société. Dans la chaîne temporelle, l’événement traumatique a implanté un message qui demeure énigmatique, sur le coup et pour les générations qui suivent. Et c’est ce message qui, soumis à des tentatives d’élucidation successives, fabrique des bouclages du temps du passé vers le futur et du présent vers le passé. Il faut retourner y voir pour comprendre comment des fantômes prennent en main la vie des vivants sans qu’il le sachent, sans qu’ils veuillent même parfois le savoir.
Il faut bien alors tenter de comprendre ce qui nous arrive.
L’art de raconter l’histoire a longtemps été l’art de choisir des scansions du temps : courtes, conjoncturelles, longues. De choisir aussi des articulations dans ces scansions. De choisir les lieux ou ce schéma de déploiement du temps faisait sens, intelligibilité. L’historien repère alors le partage des eaux, les bifurcations, ruptures, articulations qui singularisent les séquences, fabriquent les avant et les après. Il consolide ou fait naitre la conscience que quelque chose s’est passé, est devenu irréversible, qu’il va falloir le prendre en compte, faire avec ou lutter contre. Il tente un diagnostic en croisant les données de son enquête. Déclare avec plus ou moins d’assurance, si ce qui emplit notre présent vécu relève de la péripétie, ou de l’événement, si vraiment quelque chose a changé ou non, si nous sommes comme disait Jaurès dans son histoire de la Révolution française, à un « haut degré de température historique », ou à un degré de très basse température, celle qui permet de conserver le monde comme il va, cette basse température que les sociétés se donnent pour persévérer vaille que vaille dans leur être immuable. Cette histoire froide, dispose de rituels qui lui permettent aussi d’avoir des moments bouillonnants. Aussi bouillonnants soient-ils, ces rituels visent le même objectif : que rien ne change et que ça ne finisse jamais. Un art de bouillonner, de dramatiser, de théâtraliser pour déjouer le temps.
Scansion 1, conjoncture
Ce qui nous arrive : chronique d’un événement annoncé avec des signaux forts
En Europe, les premiers gouvernants de longue date à avoir perdu leurs prébendes, ont été les élus grecs, le 25 janvier 2015. Ceux du Pasok, du côté supposément socialiste, ceux de nouvelle démocratie, du côté droit. Personne ne parla alors de « dégagisme » mais de la victoire d’une coalition complexe, qui avait choisi une stratégie et une tactique, tout en sachant qu’Aube dorée, l’extrême droite grecque, attendait aussi son tour en embuscade. Cette victoire aux élections législatives arrivait dans une Grèce mise à genoux par cinq années d’austérité imposée par la troïka, la commission européenne, ses propres représentants politiques. Cette austérité avait détruit tous les services publics qui fondent le pacte social des sociétés démocratiques contemporaines, éducation, culture, santé et même le droit à la survie alimentaire. La courbe du taux de mortalité infantile s’était inversée, elle grimpait à nouveau. Le pays avait traversé la séquence comme on traverse une guerre. Mais cette victoire est de fait restée sans lendemain glorieux. D’abord parce que l’Europe institutionnelle avait prévenu. Elle ne laisserait pas un vote démocratique remettre en question l’ordo-libéralisme. Elle explicitait ainsi que les peuples n’étaient plus convoqués à des élections démocratiques mais bien à des rituels qui, s’ils ne faisaient pas leur travail rituel attendu, à savoir rétablir l’ordre après un moment d’effervescence, ne seraient tout simplement plus considérés. Organisés oui, mais plus considérés. La guerre a donc continué en Grèce, le pays a été vendu à l’encan, et d’une manière effrayante, les diabétiques, faute de pouvoir se faire soigner, ont empli l’espace public de nouvelles « gueules cassées » aux membres amputés. En Grèce, la dette ça se paye et ça se voit.
Ce qui alors s’est joué également, c’est aussi l’abandon en rase campagne d’un idéal collectif européen déjà bien entamé. Trop peu d’Européens se sont sentis atteint dans leur chair par ce qui arrivait aux Grecs, n’en déplaisent à tous les programmes Erasmus, personne ou presque, ne s’est alors senti européen, c’est-à-dire responsables de ce qui arrivait sur le sol de l’Europe. Les manifestations de soutien au peuple grec sont restées sporadiques, extrêmement faibles, comme si l’ordo-libéralisme avait été intériorisé comme nouvelle et seule nature humaine de l’Europe. Le président français qui avait fait campagne en 2012 en affirmant qu’il soutiendrait la cause grecque, la cause du peuple grec refusant l’austérité, n’a jamais vraiment bronché. L’avertissement donné en Grèce valait menace pour l’ensemble de l’Europe : voici ce qui vous arrivera si vous protestez, si vous vous piquez de croire encore à votre puissance souveraine de peuple, de citoyen, d’humain. Peu importe que Syriza ait d’emblée lutté contre les statuts dérogatoires fiscaux, contre l’évasion fiscale et la corruption. Pour obtenir le versement de l’aide européenne promise, le nouveau gouvernement grec serait contraint de renoncer à l’autonomie réelle de sa politique, quelques semaines à peine après son installation.
C’est dans cette séquence que circula l’affirmation sous forme de secret de Polichinelle, que pour les grandes banques, le prochain pays concerné par la nécessité de se conformer d’une manière plus convaincante à l’ordo-libéralisme, serait la France. Trop encline encore à maintenir les acquis de l’histoire du mouvement ouvrier avec son droit du travail onéreux, ses retraites et sa sécurité sociale. Il faudrait lui faire comprendre qu’elle constituait une anomalie anachronique. L’âge du fordisme et des débouchés coloniaux était révolu et le train de vie qui allait avec aussi. Mais la France ce n’était pas la Grèce, plus de monde, une histoire de colères révolutionnaires, il ne fallait pas jouer avec le feu. On jouerait avec la réglementation et le droit et on intégrerait les conflits sociaux comme des aléas à gérer. Cela ne modifiait finalement que peu de choses au modèle, cela ferait parti du modèle. Là aussi, il fallait faire baisser la dette publique et donc le coût des services publics. En 2010, une circulaire déclarait déjà que tous les opérateurs de l’Etat, y compris les universités et les organismes de recherche devaient « participer à l’effort de maitrise des finances et de l’emploi publics dans des conditions identiques à celle de l’Etat ». En langage ordinaire, explicite, cela veut dire qu’un emploi sur deux ne sera pas renouvelé. Moins de médecins, d’infirmières, de professeurs, de chercheurs, de théâtres publics, de scènes publiques, de culture, de cheminots, de secrétaires, de facturiers… Moins de fonctionnaires, d’agents, d’argent dépensé pour faire vivre les piliers de la vie démocratique d’après 1945, d’après le nazisme, d’après la collaboration. Les services publics fondateurs de l’unité du territoire, de l’équité sociale, de l’égalité des chances éducatives, mais aussi garants de l’inventivité, de la créativité encore protégées par un pacte social original, tout cela devenait progressivement du passé. Changement de régime par glaciation progressive. La raison procédurale chiffrée fait la nique à la raison sensible. La pensée de l’incommensurable s’évanouit dans le calcul du retour sur investissement. Le fétiche argent triomphe, les rentiers touchent leurs rentes, ils les accumulent dans les paradis fiscaux. Il faudra lisser la courbe des emplois publics et fournir trois fois par an des « documents prévisionnels de gestion des emplois », il faut faire baisser coûte que coûte la masse salariale publique. Puis vient la supposée optimisation des achats, d’autres dans le privé au même moment optimisent leurs impôts. Enfin, d’une manière contemporaine de la crise grecque, le 23 juin 2015, la circulaire qui conduit à une sorte de mise sous tutelle de tous les organismes d’Etat et donc de service public s’intitule « renforcement du dialogue de gestion en vue d’une maitrise des dépenses ».
La réforme de l’Etat ne date pas de cette gestion budgétaire et comptable publique votée aussi bien par le côté droit que le côté gauche de l’assemblée en 2012, mais de la LOLF votée en 2001, pleinement appliquée en 2006 et qui a réorganisé le cadre financier de la vie politique française, l’a dit-on modernisé. Cette modernité a consisté à transformer l’Etat-ministère et bureaucratique décrit par Max Weber en Etat-entreprise. Le manager remplace donc le bureaucrate. Ce dernier appliquait d’une manière parfois tatillonne les décisions politiques. Le manager subordonne les décisions politiques aux dites contraintes budgétaires. La politique publique disparaît, le politique s’évanouit devant les injonctions de « Bercy ». Or ce qui a permis de faire entrer la LOLF dans les mœurs de la fonction publique et des ministères est sa dépolitisation. Le slogan qui a accompagné sa mise en œuvre dans les séminaires, formations, intranet était le suivant : « la LOLF « n’est ni de droite ni de gauche ». Cela avait été d’emblée affirmé sur les bancs de l’assemblée nationale en 2001. Raymond Forni avait alors remercié le 7 février 2001, les députés de l’opposition d’avoir compris que le « contrôle de l’efficacité de la dépense n’était ni de droite ni de gauche, mais un simple préalable à des choix politiques dans le sens noble de ce terme ». Et il avait alors été applaudi aussi bien par les bancs du côté droit que du côté gauche. Ce « new public management », outil technique de l’ordo-libéralisme européen s’accompagna d’une novlangue : performance, gouvernance, Benchmark, pilotage, stratégie, objectifs opérationnels etc. Plus la novlangue a pénétré, plus cette conception de l’effacement du politique s’est naturalisé et plus la frontière entre la droite et la gauche, déjà bien entamée par l’idée même de deuxième gauche, s’est affirmée. Ni droite ni gauche donc. Il s’agit bien d’une conjoncture.
Scansion 2, conjoncture
Ce qui arrive par nous : chronique d’une impuissance incorporée
Dans cette conjoncture, avons-nous tous assisté passivement à l’effondrement (définitif ?) de tout espoir politique en Europe ? Avons-nous laissé enterrer les espoirs qu’avait suscité l’apparition de nouvelles forces politiques émergeant de l’action citoyenne ? Y a-t-il eu une sorte de préférence collective pour le désastre, la course vers l’abîme ?
Il existait pour sortir de cette passivité de nombreux chemins. Nous pouvions faire pression sur notre gouvernement pour qu’il abandonne ses positions de serviteur des intérêts financiers ou se démette, nous pouvions construire de nouveaux réseaux de la solidarité, prendre appui sur le commun, refuser qu’on invoque la sacro-sainte croissance sans se préoccuper de son contenu, lutter contre les grands projets inutiles et défendre ceux qui remettent le développement humain au cœur des choix politiques et économiques.
On ne peut pas dire que rien n’ait été tenté.
La question grecque par exemple a conduit d’une manière têtue mais sporadique des individus à tirer l’alarme dans le train lancé à grande vitesse. De nombreux témoignages d’une douleur insoutenable ont tenté de prévenir les Européens, les Français de ce qui arrivait aux Grecs. Une enquête menée en décembre 2011 par Ariane Monnier, avait produit une série de doléances filmées incluses dans un cahier de doléances contemporaines présenté sur Mediapart, certaines d’entre elles ont été projetées dans une soirée Tenons et mortaises en 2014 à la BPI. L’université populaire du 18e arrondissement de Paris a pris l’initiative d’une proposition politique intitulée « De peuple à peuple, interdemos ». Il s’agissait d’un projet de solidarité politique avec la Grèce à travers une vaste collecte de fonds à destination d’actions de terrain dans tous les domaines (santé, alimentation, éducation, culture, logement, surendettement, conseil juridique, aide aux migrants). L’ensemble était fédéré en Grèce par la plateforme Solidarité pour tous (solidarity4all) qui recevait les fonds. Cette utilité concrète était aussi l’instrument d’un projet politique explicite dans l’appel :« Il faut nous constituer comme peuple commun et solidaire face à ce qui est venu détruire l’idée même de tout contrôle démocratique. Organisons une véritable solidarité sociale et politique comme nouveau contrôle démocratique ». L’objectif de cette collecte était à la fois très ambitieux avec une volonté de rassembler 300 000 € de collecte minimale, et très modeste en comparaison des besoins. L’action politique consistait à utiliser l’argent comme moyen de l’action et des liens humains. Pas un centime de cette collecte ne devrait aller au remboursement de la dette. Chaque euro devait exprimer le refus des citoyens de se laisser dresser les uns contre les autres, signifier un engagement à ne pas laisser dépecer notre corps politique commun par des politiques qui nous conduisent au ressentiment et à l’abîme. Beaucoup d’argent a été rassemblé autour de 200 000 euros mais seuls 1500 personnes ont répondu à cet appel que seul Médiapart dans la presse française a accepté de relayer. Laure Vermeersch a tourné un documentaire intitulé Alcyons qui raconte comment se prépare un mariage grâce aux nouvelles solidarités qui sont alors actives pour survivre à Athènes. Les premiers entretiens ont lieu face à la décharge de Phylée, le quartier le plus pauvre d’Athènes, et le désastre écologique devient la toile de fond de ce qui est nommée par les interlocuteurs comme « lutte de classes ». Dans ce film Georgia qui orchestre la solidarité de Phylée affirme : « Nous vivons une guerre économique. Ils veulent nous détruire. C’est ce qui me rend dingue ; « il y a eu moins de morts pendant la guerre que de suicides en Grèce aujourd’hui. » Là où le politique est déchirure, la civilité de la solidarité de Phylée répare et rend plus solide une société qui doit se refonder. Il s’agit alors moins d’inventer des rituels que de les réinvestir quand ils pourraient disparaître dans cette crise. Déshumaniser un peuple c’est faire disparaître la possibilité qu’il maintienne ses rituels autour de la vie et de la mort. Refuser d’être déshumanisé, c’est bien les maintenir. Ce mariage redresse l’humanité de tous, de proche en proche, et c’est pourquoi tout le monde y trouve sens et intérêt, c’est-à-dire relation aux autres. Le mariage est l’occasion de réaliser « une société de secours réciproques et journaliers ». La robe de mariée présente chez le fripier a permis de rêver ce mariage et elle a de fait été offerte à Marilena, mais aussi à tous, pour que le mariage puisse avoir lieu comme un vrai mariage, au sein d’une vraie communauté.
Ce film a été projeté à l’université Paris Diderot, puis un extrait dans une autre soirée Tenons et mortaises au salon de la revue de 2015, dans une soirée de l’université populaire du 18e arrondissement, UP 18, dans une soirée organisée dans le pavillon grecque de la cité universitaire internationale. Il sera projeté à nouveau dans le cadre du festival Horspistes 2018 à la BPI début février. Pourquoi nous faut-il insister ainsi par ces petits gestes têtus, fragiles ? Parce qu’en Grèce et partout ailleurs, le problème est celui des promesses européennes durablement abîmées : celle de la paix, celle de l’émancipation sociale et culturelle, celle d’une transition écologique qui serait l’occasion d’une formidable réinvention collective, mais qui se voit sans cesse repoussée par le lobbying à courte-vue. Soutenir les Grecs dans cette séquence de bras de fer, c’était donner les moyens de faire émerger en France et plus généralement en Europe, un nouvel anti-fatalisme. Affirmer qu’une autre politique, une autre économie sont possibles que celles qui nous sont présentées depuis des années dans toute l’Europe comme des nécessités naturelles par les partis dits « de gouvernement ». Ne s’agit-il pas de se réinstituer comme citoyen opposable aux politiques économiques décidées par nos gouvernants, tellement autoritaires et tellement peu créatifs. Ceux qui étaient engagés dans ce mouvement voulaient se faire savoir à eux-mêmes qu’il est de belles traditions de la solidarité et de la mutualité populaires : modestes, mais vivaces, aptes à produire une tenue au quotidien et peut-être un avenir commun.
La sortie de l’impuissance politique a pu alors semblé à portée de main. Car cette séquence de résistance a été créative. Ceux qui étaient engagés dans ces actions savaient que desserrer l’étau ne suffirait pas, qu’il fallait aussi penser aux investissements d’avenir, renégocier les dettes en luttant contre les oligarchies financières ou les gouvernements complices, redéployer le crédit et la création monétaire de manière non spéculative, réorienter les investissements vers des besoins à identifier et à mesurer collectivement. Elaborer tout cela démocratiquement avec les exigences d’un commun créatif. Les « citoyens atterrés » qui s’étaient auto-constitués ne se résignaient ni à l’écrasement technocratique de la décision publique, ni au repli nationaliste et xénophobe de ceux qui ont été, depuis trop longtemps, laissés pour compte. Le moment historique que nous vivions semblait hésiter entre régressions majeures et renouveaux prometteurs.
De fait, cette modalité de faire de la politique n’a pas produit le soutien espéré envers le peuple grec, mais malgré tout, des mouvements citoyens nombreux ont surgi dans un drôle de contexte où le terrorisme s’est invité à la table de l’histoire et est venu faire obstacles aux premiers élans, sans les empêcher malgré tout.
En Espagne, le mouvement des places avaient donné le signal d’un renouveau démocratique, en France ce fut le mouvement des zads, celui autour de la Coop 21, les initiatives prises contre l’état d’urgence, le mouvement contre la loi travail puis Nuit Debout. Chacun de ces gestes a conduit à rassembler, à inventer, à produire l’expérience incorporée d’un désir utopique fort, des gens se sont réunis et désunis, sont entrés en conflit et ont abandonné, parfois quittant des lieux sur la pointe des pieds, parfois en expliquant que l’absence de stratégie menait ces volontés auto-instituantes désordonnées dans l’impasse. Loin d’articuler les différends entre lutte des classes, lutte écologique, lutte pour les libertés publiques, luttes pour les droits des étrangers, la question syrienne, la longue habitude de choisir une lutte spécifique plutôt que de penser leur intersection, a rendu chaque investissement dérisoire car trop fragile. Le témoignage de subjectivités résistantes a pris le pas sur l’action politique, le démon de l’intériorisation de la défaite et de l’impuissance a finalement gouverné la situation. Certains s’en désolaient sincèrement, d’autres considéraient qu’ils n’étaient finalement pas là pour gagner contre l’Etat d’urgence, la loi travail, mais pour préparer l’avenir fantasmatique d’un autre monde, si éloigné du présent qu’il devenait désespérant de poursuivre tout dialogue. Le film de Mariana Otero intitulé l’Assemblée, en témoigne, mettant en scène les contradictions de Nuit debout au plus près des acteurs suivis pas à pas avec beaucoup de sollicitude. Autour du film de nombreux débats ont eu lieu et auront lieu, comme pour maintenir un fil, en passage de témoin. Pour faire expérience et repartir en bataille.
Est venue, dans cette séquence, l’idée de fabriquer une candidature citoyenne aux élections présidentielles, de faire émerger un « nom ». Mais c’est le nom même de candidature citoyenne qui est devenu objet de trafic. Il y a eu des candidats citoyens à la pelle et Emmanuel Macron lui-même a pu se faire passer pour une figure nouvelle qui ferait appel à des élus nouveaux, issus de la société plutôt que des partis dits de gouvernement. Il fabriquerait un mouvement en marche comme l’histoire et saurait récupérer tout le travail patient des luttes contre hégémoniques qui s’était déployées depuis 2005 et le referendum sur le projet de constitution européenne, 2008 et la crise de subprimes, 2011 et les printemps arabes, 2015 et la victoire de Syriza et de Tsipras . Cela s’appelle tirer les marrons du feu.
Les élections en Grèce avaient-t-elles marqué malgré tout un tournant ? Peut-être pas, elles n’ont peut-être été qu’un symptôme de plus, mais de fait il y avait bien là une conjoncture citoyenne qui se déployait dans le désordre, non dénuée d’illusions et parfois même de bêtise. La porte ouverte, loin de permettre de sortir de décades de destruction, s’ouvrait sur une accélération sous forme de holdup.
Scansion 3, événement rituel, le petit Mahagonny souriant
Le holdup électoral s’organisa avec constance et consentement général dans un imbroglio efficace. L’anthropologue Georges Balandier appréhende l’embrouille non seulement comme l’exercice de la ruse en politique, mais également comme une modalité d’intervention dans l’ordre du symbolique. L’embrouille engendre le désordre pour mieux renouveler l’ordre. Stratégie efficace recherchée pour elle-même dans la mesure où elle fait disparaître les faits sur lesquels pourraient s’établir les débats.
Dans la campagne on a peu débattu des faits, beaucoup des dangers.
Le holdup du désir toujours désordonné de se ressaisir de ses droits, s’organisa par l’offre de figures rassurantes et ordonnées. Elles seraient chacune capable de faire la promesse que cette fois oui, le peuple serait entendu. Mais ce peuple sollicité ne serait pas celui d’une myriade de liens horizontaux actifs mais d’un lien vertical pour une figure de leader charismatique, qu’on aime et qu’on déteste mais à qui l’on accepte, vaille que vaille, de se remettre. Cette fabrique populiste s’est organisée à gauche avec Mélenchon, à l’extrême droite avec Marine Le Pen, à l’extrême centre néolibéral avec Emmanuel Macron.
Les citoyens du côté gauche qui avaient espéré un renouveau tout autre et qui avaient refusé de céder à cette défaite en rase campagne n’eurent plus le choix. La défaite était annoncée dans une division entre trois candidats puis deux, puis trois puis… Allez dénombrer ceux qui ont fait la cour à ce peuple inconstitué en intériorité et constituable croyait-t-on, en extériorité… La seule consultation avait pris la forme de primaires, forme importée des Etats-Unis et n’ayant aucune efficience dans ce pays, sinon de permettre que dès le premier tour des primaires on vote pour éviter le pire et non pour inventer le meilleur. Ceux qui allaient voter pour Macron dès le premier tour, étaient aussi aller voter Juppé aux primaires de droite. L’embrouille donc. Son prétexte ?
Un vrai danger que certains minimisaient et que d’autres refusaient de minimiser. L’extrême droite faisait florès dans ce pays désorienté mais fort d’une tradition fascisante de longue durée. Des origines du fascisme au XIXe siècle en passant par la cagoule et les croix de feu, les Maurassiens, les Vichystes et les fervents de l’Algérie française, il y avait de quoi faire. Les premiers, conscients que c’était là l’instrument tout trouvé d’une victoire néolibérale, refusaient de prendre la mesure de cette force politique nationaliste, ils préféraient s’abstenir que de laisser passer un autre fascisme disaient-ils, tout aussi destructeur celui des néolibéraux… Les seconds avaient le sentiment qu’il y aurait plus d’espace pour se battre malgré tout face au néolibéralisme que face à la violence brute qui ne manquerait pas de se répandre dans la rue si le front national obtenait, au second tour, un haut score sinon une victoire. On chercha à se convaincre, on se divisa, on se traita de noms d’oiseaux, l’épuisement était au coin de la rue. Enfin dans les mairies, on raya des listes électorales comme jamais…
La défaite était là.
Elle est désormais consommée. Emanuel Macron dispose de pleins pouvoirs par sa majorité à l’Assemblée et par ses pouvoirs de président de la cinquième république. Il fabrique la politique néolibérale la plus destructrice que nous ayons connue. Les insoumis de Mélenchon témoignent au lieu de faire de la politique car sans stratégie d’union, ils ne font pas le poids. Sans rapport de force dans la société et sans rapport de force à l’Assemblée, c’est France pays ouvert. S’invente l’apesanteur historique d’une Start up sans passé mais avec de l’avenir. On pourrait ressortir les pamphlets du XVII siècle sur la France esclave, les sans-papiers qui savent vraiment de quoi ils parlent, titrent dans leur journal « la tyrannie en marche ».
Une loi travail aggravée est passée désormais, les banques européennes n’ont plus la France sur leur liste, elle est enfin rentrée dans le rang. L’état d’urgence et sa myriade de mesures destructrices les libertés publiques fait partie du droit ordinaire. Qui s’en plaint ? La mort de Remi Fraisse, d’Adama Traoré ont produit d’un côté une demande de non-lieu comme si cette mort n’avait pas de responsables, et de l’autre un harcèlement sans fin de la famille endeuillée et néanmoins insoumise.
L’éducation nationale, l’université et la culture sont les prochains lieux qui vont permettre encore d’ajuster les dépenses. Le comité action publique 2022, constitué sur le modèle de la commission Attali est chargé de « reformer l’Etat », afin de réduire les dépenses publiques, loin de tout contrôle démocratique. Il est présidé par des hommes et femmes du secteur privé dont une dirigeante du terrible Syndic Nexity, de très mauvaise presse pour qui s’intéresse aux enjeux immobiliers, tant il laisse se dégrader le parc immobilier dont il a la charge morale, tant il extorque sans vergogne l’argent des copropriétés fragilisées par sa mauvaise gestion. Et c’est ce comité qui est chargé de rédiger un « rapport identifiant des réformes structurelles et des économies significatives et durables sur l’ensemble du champ des administrations publiques ». A cette fin, est-il ajouté dans la circulaire qui lui donne existence, « ce comité s’interrogera sur l’opportunité du maintien et le niveau de portage de chaque politique publique. Cela pourra notamment le conduire à proposer des transferts entre les différents niveaux de collectivités publiques, des transferts au secteur privé, voire des abandons de mission ».
Voilà la chose est dite, abandon de mission. Tant pis si vous avez le bac sans place à l’université, vous irez dans le secteur privé, tant pis si vous n’avez aucun soutien pour faire valoir votre droit à étudier en classe préparatoire, vous ferez vos classes préparatoires dans le privé, car la procédure APB sera très bientôt un outil regretté de l’équité devant le système scolaire, (et pourtant ce n’était déjà pas l’Amérique !). Tant pis si les scènes nationales disparaissent ou n’ont plus les moyens de vivre, le théâtre privé y trouvera son compte, peut-être…
Alors l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir c’est le petit Mahagonny souriant, de gangsters en cols blancs qui font main basse sur les bijoux de famille d’une forme de vie démocratique qui devient, à proprement parler historique.
La démocratie fondée sur l’égalité des citoyens devant la loi, l’équité dans l’accès aux savoirs, à la culture, à l’éducation, ce socle comme bien sacré qui fonde la dignité de chacun en démocratie, c’est fini. Pour que ça revienne un jour, il faudra le reconquérir et se battre, mais sans doute accepter cette fois, les armes de la stratégie et de la tactique politiques, perdues depuis les années 1980.
Nappe immobile du temps 1, le refus du conflit.
Cette situation incombe bien sûr aux acteurs, à nous, à tous ceux qui n’ont pas réussi à convaincre qu’il fallait justement éviter cela et à ceux, tous ceux qui finalement sont soulagés de ne pas désormais avoir à poursuivre un véritable combat politique, puisqu’avec Macron on aurait l’outil parfait qui l’évite, n’étant ni de droite ni de gauche et étant supposé nous avoir évité le pire en faisant barrage au front national. Les castors sont contents. Le barrage peut tenir car le FN ne se ressemble déjà plus.
Mais qu’est-ce que ce soulagement ?
Il s’agit de celui qui nait de la possibilité de vivre dans la mémoire barrée du conflit, ce que Nicole Loraux appelle « le temps non vectorisé de l’histoire », celui « enkysté d’oubli que la politique est par soi conflit », un oubli qui autorise donc à renoncer à la conflictualité démocratique, qui autorise à refuser la victoire des 99% sur les 1% pourvu qu’on n’ait pas à prendre de risques et à se battre pour de vrai.
Ce refus n’est pas né avec Macron, il a une longue histoire répétitive et il a aussi des appuis intellectuels puissants, ce sont ceux qui affirment que les acteurs sont peu de choses dans le devenir d’une société, car c’est toujours le système qui l’emporte et non les intentions. Ce sont ceux qui portent beau un certain renoncement à l’histoire chaude. L’idée que l’on pourrait prendre en main son destin tragique s’évanouit dans l’affirmation que le destin plus fort que nous, l’emportera toujours. De fait, le destin politique, historique, c’est bien sur un destin tragique. Mais dans toute tragédie les hommes jouent leur rôle dans l’histoire. Or c’est de ce tragique que les rituels électoraux nous délestent au profit d’une bouffonnerie bouillonnante, où les passions s’exacerbent comme dans un carnaval et puis retombent avant que tout ne rentre dans l’ordre et l’apathie. La véritable lutte des classes en est invisibilisée. Alors les puissants restent puissants et souriants. La mémoire barrée du conflit fabrique de l’histoire froide. Nulle contradiction retravaillée, juste le mouvement du système capitaliste qui s’amplifie et se reproduit.
Cette histoire froide appelée des vœux de François Furet quand il affirmait « la Révolution française est terminée » a puisé ses sources dans le terreau d’une compréhension des structures, non comme composantes de la vie historique, mais comme obstacle à une pensée du temps de l’événement, du véritable événement celui qui fait rupture subjective et non ridule sur la surface souple du monstre. L’événement qui fabrique de nouveaux groupes en fusion à la manière du Sartre de la Critique de la raison dialectique, celui où l’on a conscience que l’on est ni simple agent, ni pleinement acteur d’une situation, mais que malgré tout, on en est responsable et qu’on a un rôle à y jouer sur un autre mode que celui de la bouffonnerie ou de la bêtise. Nous en sommes là, incapable d’analyser nos situations en tenant compte de nos démons pratico-inerte, incapable de stratégie et de tactique, pris dans les sables mouvants de ces nappes de brouillard, ou parfois petits collectifs esseulés de cassandres qui restent inaudibles et y perdent la voix.
Cette histoire froide où nous ne serions qu’agents d’un système qui s’engendre lui-même explique en partie l’impossible pensée stratégique, car la stratégie suppose de faire des choix, de discriminer, de rentrer en conflit justement, et d’admettre qu’on peut se tromper dans ses choix, mais qu’il faut quand même choisir et donc se déchirer sur l’évaluation de la stratégie et pourtant s’unir en amont et en aval du conflit, une fois la stratégie choisie. Reconnaissons que le débat du côté gauche avec Jean Luc Mélenchon était malgré tout, pour une part, un débat stratégique. Peuple constitué de l’extérieur par l’offre d’imago, ou travail patient d’une constitution en intériorité par un espace délibératif, ce sont bien deux stratégies qui se sont affrontées, celle qui émanent des institutions de la cinquième république, celle qui leur serait radicalement opposée. Mais sans valorisation de l’espace délibératif, il n’y a tout simplement pas de débat stratégique mais affirmation d’une stratégie qui se révèle être pari individuel dans le cadre des institutions liberticides de la Ve République.
Nappe immobile du temps 2, l’amour des chefs
La deuxième nappe immobile du temps est celle qui, contiguë de la première, lui donne sa puissance : il s’agit de l’amour des chefs. Cet amour lancinant est lui aussi répétitif et Claude Lefort l’avait analysé comme se nichant au cœur même de la démocratie qui exige beaucoup de ses acteurs. Car oui la démocratie exige d’affronter le tragique, la responsabilité, les contradictions, le conflit, l’angoisse de l’incertitude, la déception face à l’erreur tragique. Bref cette condition démocratique n’est pas de tout repos et Jean Renoir a raison de comparer l’amour pour la Révolution, l’amour de l’émancipation qui vient, à l’amour érotique. Car ce sont les mêmes exigences qui pointent alors et rendent la vie intense, mais aussi incertaine, les mêmes exigences qui nous rendent parfois aussi fragiles que solides.
C’est dans cette anfractuosité de la démocratie que les chefs peuvent trouver leur pouvoir de séduction. Claude Lefort avait théorisé que la démocratie véritable reposait sur une place vide, inoccupée en son cœur indispensable à la liberté. L’espace de jeu qui apparaît avec la démocratie vivante, disparaît dès que la place est occupée par un chef, roi ou chef de parti, figure rassurante et paternelle, cette occupation fait régresser les êtres démocratiques à la situation d’enfants qui aiment leur parents car ces derniers sont supposés les protéger des adversités et de l’incertitude. La place peut être occupée aussi par une idéologie solide, à laquelle chacun peut s’identifier, et l’indétermination démocratique vole alors aussi en éclat au profit de certitudes quasi divines, jupitériennes en fait.
Avec Emmanuel Macron, le pays a à faire avec une combinaison remarquable, l’idéologie néolibérale naturalisée et le chef qui est là pour l’appliquer. En expliquant que les Français ont envie que cette place vide soit désormais occupée, entendez par un exécutif fort et actif qui va, grâce à sa volonté réelle, transformer de fond en comble le pays, ce qu’il propose à chacun c’est de redevenir ce petit enfant insouciant. Insouciant malgré le terrorisme, malgré la guerre, malgré l’exercice de la domination entrepreneuriale au cœur de toutes nos institutions publiques et privées, malgré l’esclavage qui redevient banalité du mal à l’ombre de l’Europe en Lybie et même au cœur de l’Europe avec la délocalisation sur place décrite par Emmanuel Terray. Or non seulement il fait régresser à une époque où le roi était le père de ses peuples, capable de protéger tous ses enfants, mais il réinvente cette figure en la faisant passer pour le comble de l’efficience des institutions démocratiques. Quand Emmanuel Macron affirme que les Français ne se sont pas remis du traumatisme de la terreur, et de la mort du roi, il identifie le pays au côté droit qui n’a pas supporté que justice soit faite du crime de haute trahison d’un monarque qui avait fui à l’étranger pour faire la guerre à son peuple et qui avait trahit ses serments de 1790 à 1792. Le côté gauche était certes morne d’avoir à tuer le roi, mais il savait que depuis sa fuite et son arrestation la place était vide. Il sentait que non seulement le roi ne pourrait pas être remplacé, mais qu’il ne le fallait pas, pas de dictature, pas d’exécutif puissant chez les Républicains de l’an II. Il va falloir assumer la liberté conquise. Assumer sa condition d’humain, sa condition tragique. Cette manière de subvertir l’idéal démocratique né en France avec la Révolution française est le comble de notre situation.
Enfance
Une petite fille de treize ans, très délurée s’est amusée à inventer une solution rêvée à nos impasses, un soir de juillet 2017. Elle était imprégnée de ce qui venait de se dérouler depuis son entrée en sixième, qui avait fait d’elle une « grande » et elle disait :
« Le candidat, la prochaine fois, si vous voulez vraiment être respectueux de vos idées, il devrait être tiré au sort, et presque rester inconnu ».
« Comme le soldat inconnu ? » demanda son grand père en souriant.
« oui comme le soldat inconnu »
« Et les débats avec les autres candidats ? Comment il fera ? » demanda sa mère.
« Il ne fera pas, il se fera représenter chaque fois par quelqu’un d’autre, qu’on aura choisi à l’avance. »
« Et comment ils auront été choisis ces porte-parole ? »
« Dans des assemblées, parce qu’ils auront su traduire ce que disaient les autres », mais avait-elle ajouté, « il faudrait vous y mettre tout de suite, car sinon, une fois de plus vous ne serez pas prêts » et après un éclat de rire, elle avait dit , « bon je n’ai pas que ça à faire » et elle était partie rejoindre ses copains.