Scènes psychothérapiques du dire de Jean Broustra
texte de Marie-Laure Dimon
Ce livre est précieux à plus d’un titre, Jean Broustra amène le lecteur à saisir une psychiatrie faite pour des rencontres entre humains, faite aussi par des humains qui ont souhaité que la psychiatrie ne soit pas une spécialité parmi d’autres, ni faite uniquement par les neurosciences et les progrès des sciences numériques qui en oublient de légitimer les autres références cliniques.
Tout au long de cet ouvrage le lecteur ne peut que percevoir les fortes convictions qui l’alimentent et dire ainsi qu’une autre manière de soins est possible. Jean Broustra revendique que cette psychiatrie humaniste continue à se maintenir dans un champ de langages, de paroles inventant et participant à des scènes du dire. Ses scènes du dire doivent être pluri langagières favorisant la rencontre clinique et de possibles engagements psychothérapiques.
Jean Broustra éclaire ainsi l’heureuse conjonction socio-historique, celle de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l’expression langagière par le fait de pouvoir exister en soutenant en même temps un effort de pensée. Ainsi l’art d’inventer, celui de découvrir se dégagent-ils des règles de la méthode scientifique. En d’autres termes, les tensions heuristiques font que l’idée directrice est d’être en opposition avec les méthodes algorithmiques et l’enfermement dans le biologique.
En référence à Ludwig Binswanger, il s’agit de « comprendre l’homme à partir de son être le plus intime- humain précisément- et décrire les directions fondamentales originelles de cet être ». La question du corps est ici bien présente, celle de deux conceptions du corps qui furent l’objet de conflits entre Freud et Binswanger, entre le corps anatomo- biologique et le corps vécu. Comme le précise Jean Broustra l’intrication de ces deux conceptions donne encore une frontière mal définie où la psychiatrie cherche son identité entre médecine et sciences de l’homme.
Cet ouvrage est adossé essentiellement pour la psychanalyse à l’œuvre de Freud, à certains théoriciens de l’archaïque Anzieu, Winnicott, Ferenczi et Klein, voire Piera Aulagnier et bien sûr, il est adossé à l’œuvre de Lacan puisque Jean Broustra fait partie de la Cause qu’il écrit avec un petit c, loin des rigidités dogmatiques. Avec Marc Blanc et Michel Demangeat, ils ont fait que la psychanalyse soit influencée par la phénoménologie donnant ainsi un sens à la séparation entre neurologie et psychiatrie, mais aussi une voie de recherche vivante à travers la littérature, la poésie, l’art et en rencontrant ainsi de nombreuses institutions psychiatriques et associations considérées comme des Institutions aventurées, puis créer des ateliers à médiations et le groupe psychanalytique « Trait pour trait » au sein de La Cause.
Dans l’œuvre de Lacan, Jean Broustra s’est particulièrement intéressé, à la célèbre conférence de 1953, prononcée à Rome « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », aux Ecrits, à son œuvre qui, jusqu’en 1970, représente la partie proche de la phénoménologie. Cette dernière a influencé Lacan dans la psychanalyse, comme la pensée de certains philosophes : Kojève, Jaspers, il s’initie à Hegel avec le maître et l’esclave, il a pris aussi quelque influence de Husserl, fondateur de la phénoménologie et d’un Heidegger celui de la question de l’authenticité de la parole par rapport au langage. Pour Lacan, la parole est un don du langage et le langage n’est pas immatériel, il est corps.
Jean Broustra codirigea avec Pierre Damon, le séminaire « Phénoménologie/Psychanalyse : la parole », qui fut animé par une pensée discursive, en reprenant la proposition d’Heidegger, « Il n’y a que des cheminements qui s’éclairent les uns par les autres », ce qui est visé ici c’est la parole. Qu’appelle-t-on parler ? Un bruit de source, dit Heidegger, ce qui signifie la localisation ; le parler pur, c’est la poésie ; les mots appellent la présence ; l’atermoiement, dit Merleau Ponty, mais aussi la parole rassemble ce qui continue à se déployer… Peut-on parler de l’ébruitement de la parole, celle qui souligne l’intimité dans le rapport, parole, présence, pensée, selon Pierre Damon. Nous savons que le psychotique peut vivre ce plaisir de l’ébruitement quand il n’est plus traversé par des bruits, des sons, des voix.
Dans la clinique des psychoses, J. Broustra fait appel à la nécessité d’une théorisation ouverte, et doit prendre appui sur des trajectoires d’existence. Historisation, selon la nomination de Lacan, ce sont ces moments du dire constituants des entrelacs entre attitude phénoménologique et écoute des formations de l’inconscient, afin de saisir ce passage entre des modalités topographiques vers des modalités topologiques. Moments qui dans un présent réverbère l’histoire ancienne entre patient et analyste. C’est un art, celui de l’intrication entre présence et transfert qui laisse alors venir un compromis ouvert et créatif. Car chez le psychotique, il y a un défaut dans sa capacité d’historiser.
L’histoire intérieure de la vie, tel qu’en parle Binswanger, le lecteur le saisit dans ce passage de l’ouvrage Paysage. Le psychothérapeute, l’analyste, tente de rejoindre dans un même paysage, le patient qui n’est plus devant le paysage. Il s’agit pour le patient ou du moins pour des bouts de lui, d’un déplacement d’espace, mais ce doit être par l’émergence, paradoxe, pour un psychotique, un schizophrène qui n’habitent nulle part.
Jean Broustra fait aussi appel à une logique poïétique, celle de Francis Ponge et son livre La fabrique du pré où le mot et la chose vont de pair, où la pré-position évoque le il y a ; ou encore, la première expression de l’être est le pré-pathique, écrit Merleau- Ponty, il n’est ni l’être objet, ni l’être, ni essence , ni existence. Alors ce qui est west ? « l’être rose de la rose ». C’est un être rempli de soi. Les wesen sauvages se situent selon Freud au niveau du narcissisme originaire, du moi idéal. Mais l’autre chez le schizophrène prend possession de l’espace sensoriel et visible. Jen Oury précisait qu’aussi dissocié que puisse être le schizophrène, « il sent si l’analyste s’approche de ce niveau-là ».
Avec l’approche de la forme, de la mise en forme du rythme, c’est ce que Ponge appelle L’élan retenu. Or c’est ce qui est détruit chez le schizophrène car cette absence de pouvoir vivre le rythme est vécu par lui de façon tragique.
Ainsi la clinique du tragique, celle de la schizophrénie et de la psychose grave est-elle très présente dans cet ouvrage par des cas cliniques saisissants. Judith a exprimé tout au long de son analyse sa tragédie du dire où rien ne va de soi, ce que peut apporter le sens commun. Néanmoins, elle a vécu une période empreinte d’une certaine névrotisation, celle d’une embellie comme la nomme Jean Broustra, et ceci avant de sombrer dans les abysses d’une somatisation mortelle. Selon Lacan, le corps reste à la margelle de la langue.
A côté d’une clinique individuelle, une autre est très présent, celle des médiations où soignants, animateurs, psychologues, médecins vont avec les patients psychiatriques dans des ateliers, mettre en mouvement différentes langues dont les chemins se croisent, s’intriquent et s’irritent dans les interstices des mots et par les mots entre le réel du corps et la partition langagière. D’une part, de l’éclat à l’image, au fantasme, à l’imagination et avec elle le métaphorique et d’autre part, les mots, qui sont des symboles et avec eux, les syntaxes contribuent à structurer la symbolisation. Ensemble ces deux voies vont soutenir la mise en forme, la mise en sens, où les idées créatives étayent une parole qui circule à travers une culture vivante, ferment de toutes ces rencontres entre humains.
Ceci est un parcours bien succinct devant la richesse clinique et théorique que nous transmet cet ouvrage. Nous sommes loin de la pensée calculante qui ne s’arrête jamais et ne rentre pas en elle-même car elle n’est pas une pensée médiante qui a le pouvoir du sens et ne rejette pas l’imagination.
Alors comme le dit Jean Broustra, « nous avons à nous préoccuper de la sociabilité qui articule vie sociale, citoyenneté et activités créatives et ainsi prolonger ce qui vaut de l’être et ne pas cesser d’inventer ».
Paris le 13 mars 2019
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