Christine Gioja Brunerie et Marie Decaux
La précarité des origines
Introduction
(Avertissement : le texte en italique est écrit par Christine Gioja Brunerie, et celui en roman, par Marie Decaux)
Le terme de précarité généralement associé à une situation économique difficile est à entendre ici dans sa dimension psychique et relationnelle. L’étymologie du mot vient du terme latin precare signifiant : « dépendre de la volonté de l’autre, obtenir par la prière ». L’état de précarité, dans ce sens, est antagoniste et complémentaire de l’autonomie. Il signifie une dépendance à respecter, évidente chez le bébé qui, même si l’on reconnaît ses compétences, a un absolu besoin de l’autre, des autres, pour vivre. Cette notion associe à la fragilité du monde interne du nourrisson la dépendance au monde externe et c’est parce qu’il aura pu vivre en toute quiétude cette dépendance en lien avec sa mère, qu’il pourra s’en déprendre ayant, au fil du temps, intégré les bases de sa sécurité et de sa solidité. Dans cette perspective, on peut parler d’une saine précarité définie par le besoin d’un support social dès le début de la vie, dans la réciprocité de l’échange dans une dimension asymétrique. Par rapport à la notion utile de vulnérabilité, celle de précarité a le mérite précieux, en cette époque individualiste, d’inclure l’autre, les autres, dans sa définition.
Quant à la maternité, elle est à la fois événement, situation et phase dans la vie d’une femme et trois notions très présentes sont à souligner : l’amour maternel est ambivalent, l’accès à la fonction maternelle est une étape du développement psycho-affectif de la femme et les processus qui se déroulent chez la mère reflètent ceux qui se développent chez le nourrisson.
Nous le savons tous, l’amour maternel est loin d’être le sentiment simple et sans partage que trop souvent l’on attribue encore aux mères. C’est un sentiment complexe et conflictuel, ambivalent et ambigu où se mêlent étroitement l’amour et l’agressivité, l’investissement d’autrui et celui de soi, la reconnaissance de cet autrui et la confusion avec lui.
Winnicott a bien montré comment la mère pouvait éprouver cette ambivalence à l’égard de son nourrisson qui non content de se retirer d’elle, la suce, la mord, crie, hurle, ne lui laisse pas une minute de répit, la détourne de sa vie sexuelle et ne tient aucun compte d’elle comme individu différencié. Ce courant agressif peut être renforcé par des mouvements de rejet que la mère peut éprouver à l’égard de son enfant. L’on peut ajouter aussi que ces rejets ne sont pas les plus forts lorsqu’ils sont le plus évidents ou conscients. De plus la mère est dans une position de toute-puissance par rapport à son enfant et cela peut faire d’autant plus résonner en elle son pouvoir de vie ou de mort.
Cette ambivalence s’accompagne d’ambiguïté : le bébé est vécu par sa mère à la fois comme consubstantiel et différent, comme partie de soi et autre, comme fantasme matérialisé et réalité propre.
Cette double problématique peut être symptômatisée selon les plans névrotique ou psychotique : au plan psychotique, il s’agira du meurtre du bébé et du déni de l’engendrement de la naissance, de la filiation. Au plan névrotique, il s’agit des anxiétés maternelles concernant soit l’intégrité du corps de son enfant et sa viabilité, soit son identité avec des craintes manifestes ou latentes de substitution d’enfant.
Les processus de ce développement trouvent leur sens et leur portée dans les relations conscientes et inconscientes de la mère avec son enfant à naître, son nouveau-né, son nourrisson. Ces relations reposent en filigrane sur un fond de relations anciennes et intériorisées de la mère avec ses propres parents ; s’ajoute à cela la relation avec le père de l’enfant, son compagnon auquel elle est liée aussi par un faisceau de liens conscients et inconscients ; la réalité corporelle de l’enfant confère à cet ensemble toute sa densité psychologique.
P.-C. Racamier qui a appelé maternalité « l’ensemble des processus psycho-affectifs qui se développent et s’intègrent chez la femme à l’occasion de la maternité », soulignait que la maternité, comme processus peut se comparer à l’adolescence dont on retrouve en effet des traits communs importants comme une transformation corporelle et hormonale, un changement de statut social, d’importantes fluctuations pulsionnelles, une réactivation et un remaniement des conflits infantiles – en particulier, pour la maternalité, des conflits originaires et œdipiens, une dissolution et reconstruction des identifications précoces – en particulier, ici à la mère, une transformation de l’image du corps vécu – transformation majeure du fait de la grossesse, puis de la naissance, une transformation fluctuante, voire évanescente transitoire du sentiment d’identité personnelle et une remise en cause des systèmes défensifs antérieurement organisés, qui sont parfois dissous, parfois fragmentés, parfois au contraire violemment renforcés.
Une femme aborde la crise de la maternalité en fonction de deux séries de données complémentaires : les données historiques et structurales reliées à son histoire personnelle et à l’organisation préalable de sa personnalité ; les données de sa vie actuelle, liées aux milieux ambiants, social, familial, conjugal et médical. L’état de crise confère aux situations réelles une prégnance renforcée : le moi est d’autant plus sensible aux réalités externes qu’il est plus flottant dans son intimité.
De plus, dans sa relation avec son nourrisson une partie psychique d’elle-même va régresser pour se mettre au diapason de son bébé et va entrer dans une dialectique nécessaire et conflictuelle avec la partie adulte en elle, avec la mère qu’elle découvre en elle, soutenue en cela par son compagnon, le père, son entourage familial et par ses identifications propres. C’est ce mouvement de régression psychique qui donne souvent aux soignants l’impression que la mère n’est pas tout à fait là, qu’elle est distraite, au sens fort du terme, ravie par un ailleurs qui l’absorbe, absorbée par son bébé. Cette régression partielle et temporaire est plus ou moins bien vécue selon les histoires personnelles des patientes.
Au regard de ces dispositions dans lesquelles se trouve une femme devenant mère, l’historique de l’accompagnement des femmes au moment de la naissance d’un bébé montre comment, jusqu’aux abords des XVIIe et XVIIIe siècles, les femmes accouchaient à la maison, entourées de femmes : au centre, la matrone qui fait accoucher la future mère, et pour la soutenir et l’aider, lui porter des soins, les parentes, amies et voisines sont présentes. Après la naissance, elles reviennent pour aider aux divers travaux domestiques et cette solidarité féminine constitue un élément enveloppant et rassurant autour des accouchées.
En principe, les hommes ne sont pas admis au moment de l’accouchement, sauf le père, encore présent jusqu’au moment où il sera chassé, avec la médicalisation, de la chambre de naissance. Dans les milieux paysans et d’éleveurs, son expérience du vêlage est nécessaire en cas d’accouchement difficile. Et, dans certaines régions, c’est lui qui reçoit son enfant au chaud dans sa propre chemise. Aujourd’hui, dans les unités-Kangourous destinées aux prématurés, les pères sont de nouveau sollicités pour prendre leur bébé contre eux dans un « peau à peau » réconfortant pour le bébé.
En ce qui concerne l’accouchement, la femme est libre de prendre la position la plus confortable et propice à la naissance du bébé. Ce à quoi, l’on revient aussi dans certaines maternités aujourd’hui.
A cette époque 10 % des femmes en âge de procréer meurent à la suite d’un accouchement. Seules les femmes très pauvres ou les filles-mères accouchent à l’hôpital où, à l’époque, l’on meurt beaucoup plus, parfois jusqu’à 50%, qu’ailleurs du fait de l’entassement des malades et de l’absence totale d’hygiène.
Puis les accoucheurs commencent à apparaître dans les chambres de village, à rédiger des traités d’obstétrique. Accueillir un accoucheur à la maison se répand comme une mode dans la noblesse et la bourgeoisie. Les accoucheurs font leurs preuves et progressivement, prise de conscience aidant, la notion de la mort en couches pour la mère et/ou l’enfant devient inacceptable.
Les pratiques de la naissance changent. L’accouchement devient de plus en plus privé. Le voisinage n’est plus admis. La femme se retrouve seule face à l’accoucheur qui lui impose la position la plus commode pour lui et la plus dépendante pour elle, sur le dos. Position considérée comme décente et convenable au regard des autres positions considérées comme bestiales.
Progressivement, vers le milieu du XVIIIe, les matrones de campagne disparaissent et sont transformées en véritables sages-femmes avec une formation médicale itinérante organisée dans toute la France.
L’accouchement ne sera plus jamais le même pour les femmes, les sages-femmes sont plus distantes que les matrones, elles ne font pas partie de l’entourage immédiat qui n’entoure plus non plus les accouchées comme avant. Un isolement se met en place autour de la mère.
A l’hôpital, on meurt toujours autant jusqu’à la découverte du lavage de mains, de l’hygiène. A l’orée du XXe siècle, la mortalité natale descend à 0.13% et on commence à s’intéresser à atténuer la douleur des accouchements avec l’usage d’anesthésiants et d’analgésiques. Donc, l’hôpital devient de plus en plus le lieu de l’accouchement qui se transforme pour devenir espace de soins. (Source : http://www.societe-histoire-naissance.fr/spip.php?article2)
Il est intéressant d’écouter aujourd’hui le témoignage d’une femme qui a accouché dans les années 70 : « Je me souviens de l’intense fatigue après mon premier accouchement et de mon envie de dormir, de tout oublier. Je ne pouvais pas encore mettre de mots sur la violence de ce qui venait de se passer, j’étais perdue et je ne le savais pas, il fallait que je dorme avant tout. Ensuite, à mon réveil, j’ai pu faire connaissance avec mon bébé, un parfait inconnu, qui soulevait en moi plus de perplexité qu’autre chose, le sentiment complexe que j’étais devenue mortelle et qu’il fallait que j’apprenne à le connaître pour l’aimer. Quelque chose de radicalement différent de l’amour instantané et total qui était décrit et transmis généralement. L’infirmière qui s’occupait de moi était un peu infantilisante, mais c’était reposant d’être prise en charge. Un souvenir important me reste, c’est celui de la toilette. On ne pressait pas les femmes comme aujourd’hui à reprendre possession de leur corps le plus rapidement possible, à s’occuper de leur bébé tout de suite. Donc, la toilette, un moment délicieux de régression qui me réappropriait mon corps, un corps nouveau qui avait besoin de soins dispensés par des mains attentives à mon bien-être et à ma recomposition. Pendant ces moments de soins, de petits échanges ne manquaient pas de se faire avec l’infirmière, des questions d’émerger… »
C’est dire que les femmes recevaient alors les mêmes soins que leurs bébés, elles pouvaient laisser vivre ce besoin de régression sans qu’il leur soit dit, qu’il ne fallait pas s’écouter, que maintenant il y avait un bébé qui avait besoin d’elle et qu’une mère doit être adulte avant tout. Elles pouvaient, dans leur corps, vivre le reflet de ce que le bébé vit lui-même dans son extrême dépendance au monde des sensations, seuls repères à sa disposition au moment de son arrivée au monde. Dépendance au monde de sensations, donc de ses besoins, monde de précarité absolu où le besoin nécessite la permanence d’une réponse appropriée. Cette régression d’une partie de soi au monde des besoins originaires est nécessaire pour qu’une mère, s’identifiant ainsi quasi corporellement à son bébé, puisse y répondre de façon « suffisamment bonne » comme le disait Winnicott.
Il convient aussi de préciser que la durée d’une hospitalisation post-partum variait entre une semaine et dix jours, ce qui laissait du temps à la mère, bien entourée par le personnel médical et également par sa famille qui venait la visiter, de s’accoutumer à son bébé, de le rencontrer en toute quiétude, surtout lorsqu’il s’agissait d’un premier enfant.
Aujourd’hui, le paysage obstétrical français s’est profondément modifié : les fermetures et fusions des petites maternités et la mise en réseau des autres établissements ont eu pour conséquence une diminution du nombre de lits en maternité alors que le nombre de naissances a globalement augmenté.
Les séjours en maternité se sont donc progressivement raccourcis. L’introduction de la tarification à l’activité a également favorisé cette diminution dans un souci d’équilibre budgétaire des hôpitaux. Le temps d’observation des enfants nés en maternité s’est donc réduit d’autant, alors que l’adaptation à la vie extra-utérine s’étend sur un minimum de cinq jours. Pour la naissance d’un nouveau-né, eutrophe et en l’absence de complications pour la mère, la durée maximale d’hospitalisation recommandée est de 96 heures après un accouchement par voie basse et 120 heures après un accouchement par césarienne.
Néanmoins, différentes enquêtes récentes ont montré que les femmes sont globalement satisfaites de la prise en charge dont elles ont bénéficié pendant leur grossesse et au moment de la naissance. La précipitation, la sortie précoce après deux jours d’hospitalisation sont devenues une norme. Pourtant, les femmes trouvent qu’il y a un manque d’accompagnement, lors de leur sortie de maternité et de leur retour à domicile. Le réseau ville-hôpital est assez bien développé pourtant avec la présence de PMI sur le tout le territoire et des puéricultrices, lorsqu’on en fait la demande, peuvent se rendre à domicile pour conseiller les mères.
Là où nous avons travaillé ensemble, ce réseau était très implanté. Une relation étroite existait entre Protection maternelle et maternité. Des réunions mensuelles réunissaient les professionnelles de ces deux institutions : médecin-directeur de la protection maternelle, conseillère conjugale, sage-femme de secteur, psychologue de la maternité, pédiatres et puéricultrices de maternité et de néonatologie, assistante sociale, quelquefois sages-femmes ou gynécologues de la maternité, plus la secrétaire de néonatologie. Notre souci était de protéger les patientes enceintes ou nouvellement accouchées les plus fragiles. Nous étions également en lien avec la psychiatrie de secteur.
Il faut souligner que ce genre de dispositif existe du seul fait de la volonté des protagonistes, il n’est pas institué par la hiérarchie de tutelle, en l’occurrence, le Département, ni par l’hôpital. Ce genre de dispositif est à la fois très créatif de liens et de supports pour les patientes et leurs familles, et fragile, car les autorités de la DPMI ne manquent pas régulièrement de souligner que les ressources du conseil général ne sont pas destinées au secteur hospitalier ! alors qu’il s’agit pour nous de conjuguer nos ressources pour nos patientes.
Néanmoins, si la majorité des femmes est globalement satisfaite, pour les plus fragiles, soumises aux mêmes protocoles, même s’ils peuvent être aménagées en fonction des pathologies présentes, physiologiques ou psychiques, les procédures mises en place ne répondent pas toujours aux besoins de ces femmes.
Nous allons voir avec Marie Decaux ce qui en effet peut se produire lorsque l’institution se montre défaillante à pallier des besoins pas toujours élaborés ni par les patientes ni pas le personnel hospitalier du fait du manque aigu de prise en compte de la réalité de la relation mère/bébé, qui n’a pourtant jamais été aussi bien étudiée et analysée, réalité pour laquelle il n’y a ni temps ni personnel suffisant.
Présentation du service et du poste de psychologue
Ce cas clinique prend donc pour scène le service de maternité et de néonatologie d’un hôpital situé en zone rurale avec un accès difficile par les transports publics et dans lequel j’exerce au poste de psychologue clinicienne depuis près de trois ans.
Mes missions se répartissent sur un temps de travail hebdomadaire de 12h30 et sur l’ensemble de quatre activités : la maternité, où sont accueillies en hospitalisation en suite de couches des patientes venant de mettre au monde leur bébé ; le service de gynécologie-obstétrique, où sont reçues les patientes enceintes pour leur suivi de grossesse, pour le diagnostic anténatal, pour désir de grossesse ou pour des interruptions volontaires ou médicales de grossesse ; le service de néonatologie où sont hospitalisés les bébés présentant la nécessité d’une surveillance médicale particulière, en raison notamment d’une prématurité ou d’une maladie ; et le service de chirurgie gynécologique, où sont hospitalisées des patientes venant de connaître une intervention chirurgicale. Il est à noter une particularité dans ce service : c’est la proximité, au même étage, de la néonat qui se situe, encore pour le moment, au milieu du service de maternité, permettant ainsi un accès facile aux mères à leur bébé hospitalisé. Mais il est question que cela change et que, comme dans tant d’autres maternités, les deux services soient radicalement séparés, soit par un étage soit dans deux bâtiments différents.
Mon rôle consiste à repérer, dépister, prévenir et prendre en charge à court et moyen terme des patientes dont les problématiques personnelles semblent ou peuvent mettre en difficulté la relation mère-enfant. Ces problématiques varient du champ de la clinique du normal à celle du pathologique, et peuvent s’inscrire sur des fonds de problématiques psychosociales et/ou psychiatriques.
Mes missions consistent également dans la formation, l’accompagnement et le soutien des équipes soignantes, au quotidien de leur travail ainsi que dans les moments difficiles rencontrés dans leur profession, qu’ils s’agissent de difficultés cliniques ou institutionnelles.
Il convient également de préciser que cet exercice s’ancre, comme l’a évoqué Christine Gioja Brunerie en introduction, dans une réalité socio-économique de restriction budgétaire dans le domaine de la santé et que nous venons de connaître deux fermetures de maternités proches de la nôtre. Ceci implique une augmentation du nombre des accouchements et, malgré la fusion des équipes, un surcroit de travail des professionnels soignants. Ce cas clinique se situe dans un temps où les psychologues n’avaient pas encore de bureau et où nous consultions, soit dans les chambres des patientes, soit dans différents bureaux de consultations médicales, lieux peu propices à une prise en charge psychologique. Cette situation s’est présentée au moment où nous partagions encore toutes les deux notre activité et nos réflexions sur nos prises en charge, jusqu’au départ récent de Christine Gioja Brunerie, non remplacée, me laissant désormais seule psychologue du service, donc dans l’impossibilité d’échanger in situ avec un confrère.
Ce contexte politico-social implique également, pour les femmes suivies, des sorties précoces, après deux jours seulement d’hospitalisation, un éloignement géographique de leur domicile, et donc de leur famille et une prise en charge par des professionnels moins disponibles.
Nous pouvons déjà voir, sur ces quelques lignes de présentation, combien la femme et son bébé, déjà fragilisés par la situation de la naissance, se rencontrent dans un grand contexte de changements et de précarité institutionnelle qui met à mal les soignants qui les y accueillent. C’est dans cette situation de précarité professionnelle que s’ancre le cas clinique que je vous propose désormais d’observer ensemble.
Dès la proposition de Christine Gioja Brunerie de présenter ce séminaire avec elle, j’ai pensé au cas dont nous allons parler. Pourtant, j’ai longuement hésité avant de vous le présenter, tant cette situation m’a touchée et émue, ainsi que l’équipe de soignants avec laquelle j’ai travaillé cette prise en charge. Je dois ajouter que cette situation, qui a été l’objet d’interrogations et de remise en question de mon regard et ma pratique cliniques, a connu vous le verrez une issue particulièrement dramatique.
En effet, cette situation illustre parfaitement bien ce qui peut se passer dans une maternité lorsque, d’une part, la précarité dans laquelle naît l’enfant et la précarité dans laquelle se trouve la femme devenant mère ne sont pas suffisamment prises en considération, par l’institution d’une part, et l’on pourrait ajouter, par la femme elle-même. Cette situation exprime tout autant les besoins de la dyade mère-enfant de se construire dans un environnement attentif et bienveillant qu’elle illustre là aussi les situations de précarité auxquelles le psychologue et le soignant en général se retrouvent bien souvent confrontés.
Cas clinique
Je rencontre Mme F. pour la première fois à l’aube de l’automne. Je me souviens aujourd’hui de l’air à la fois catastrophé et soulagé de la cadre de santé qui m’accueille dès mon arrivée dans le service ce matin-là, au coin d’un couloir. Elle est catastrophée de par la gravité de la situation, et de par l’état dans lequel se trouve cette jeune femme de 23 ans. Elle est probablement animée par un sentiment d’impuissance dans la prise en charge de cette patiente et elle est soulagée par mon arrivée, rassurée aussi de pouvoir s’appuyer sur un professionnel compétent et par la possibilité de partager la responsabilité de cette prise en charge. Mme F., m’explique-t-elle, vient d’être hospitalisée dans le service, à l’issue de son accouchement, décrit d’emblée comme particulièrement traumatique. Au cours de son sixième mois de grossesse, soit très prématurément, le travail a subitement commencé et Mme F. est arrivée à l’hôpital à dilatation complète, sur le point d’accoucher. Elle n’a pu bénéficier d’un soulagement de sa douleur qui aurait pu être apporté par une péridurale. Elle a connu un accouchement par le siège, particulièrement douloureux, rapide et choquant. Cette nuit-là, donc, dans des conditions obstétricales particulièrement difficiles, Mme F. a donné naissance à un petit garçon, que nous avons prénommé Nathan pour les besoins de ce travail. Dès sa naissance, Nathan a été transféré dans le service de réanimation néonatologique d’un hôpital de niveau 3 du département en raison de sa prématurité. Il faut préciser ici que les mères qui ont accouché prématurément ne sont presque jamais transférées avec leurs bébés ; la plupart du temps, une sortie hyper précoce de la patiente a lieu, le plus souvent un jour seulement après l’accouchement, ce qui induit notamment pour elle un défaut de soins. La femme rejoint alors généralement son domicile et fait des allers-retours avec l’hôpital d’accueil de son enfant par ses propres moyens. Le transfert de la femme vers cet hôpital, ou la mise en place de transferts par ambulance entre les deux hôpitaux, n’ont quasiment jamais lieu pour des questions comptables.
Après ce rapide échange avec la sage-femme cadre, j’entre dans la chambre de la patiente. Je découvre une jeune femme, à demi allongée dans son lit, le visage complètement figé. Je revois très distinctement aujourd’hui les traits de son visage, avec l’impression qu’elle porte un masque, qu’elle a le visage comme pétrifié de douleur. Son compagnon est présent dans la pièce, accoudé à ses côtés. Alors que je me présente à eux, je perçois son soulagement à l’évocation de ma profession. C’est d’ailleurs lui qui, répondant à ma présentation, prend la parole, évoque la situation, incite sa compagne à en faire autant, l’invite à entrer en contact avec moi. Dans une posture qui paraît très protectrice, il se tient penché au-dessus d’elle et encourage sa parole.
Mme F, quant à elle, ne semble pas réagir à ma présence. Je m’assois à ses côtés. Nous échangeons ensemble autour de son accouchement. D’une voix particulièrement faible, elle parvient à en dire la douleur, à en dire le choc ressenti ; mais ses mots sonnent comme plaqués, peut-être comme répétés par ce qu’elle en a entendu dire par son conjoint qui a assisté à l’accouchement, et par les professionnels qui l’ont prise en charge. Le discours de Mme F. paraît détaché. Hormis le masque de douleur sur son visage, elle paraît détachée de son corps, détachée de son esprit. Le mot d’accouchement « traumatique » prend alors tout son sens. Mme F. me donne l’effet d’une personne traumatisée, d’une victime, telles que j’ai pu en rencontrer dans ma pratique en unité médico-judiciaire ou en brigade de protection des mineurs. Elle est présente physiquement, mais paraît très loin psychiquement. La violence de l’accouchement, comme de tout événement traumatique, a probablement entraîné une déconnexion de son corps et de son esprit, dans un but de protection de la psyché. Elle n’est pas en mesure de dire, de mettre des mots sur ce qu’elle vit, comme si la résonnance en elle entre psyché et soma était éteinte, comme si elle était dissociée.
Doucement, je tente de lui parler de son enfant, qui a été transféré. Mme F. se met alors à pleurer très intensément. Elle semble davantage reliée à elle-même et sa souffrance s’exprime enfin. Mais elle n’en dira rien. J’essaie de la faire parler de son bébé, de créer un lien par la parole avec lui. Elle me dit alors, dans un sourire à peine esquissé, avoir reçu une photo et le trouver très beau. Sur ces quelques mots, et sur ce faible sourire, l’entretien est interrompu et je laisse Mme F. et son conjoint, leur indiquant ma disponibilité pour la ou les recevoir à nouveau lorsqu’ils seraient disponibles pour cela, et notamment au retour de Nathan au sein de notre service, ce qui est parfois le cas dans certaines circonstances.
Cet entretien écourté m’a posé question, alors j’ai demandé à Marie : « Pourquoi si court, cet entretien ? » et nous nous sommes alors rendu compte que la réponse était très compliquée. Il y avait beaucoup de tension dans cette scène, ce premier entretien, et nous avons pu l’analyser en la replaçant sur la scène institutionnelle ; Que s’était-il passé ? Une mère a accouché prématurément à moins de 6 mois de grossesse, accouchement très rapide, donc violent et douloureux, pas de temps pour la péridurale, un siège. Transfert immédiat du bébé dans une maternité de niveau 3 en réa-néonatologie. La patiente est quasi muette, figée dans sa douleur, traumatisée. Entre son corps et sa psyché, une résonance sourde qui ne permet pas les mots. Voilà pour la mère.
Du côté des soignants, cadres, sages-femmes, ça se bouscule. La cadre transmet à la volée à la psychologue les éléments de la situation et lui demande d’aller voir la patiente sans attendre. La sage-femme a organisé le transfert du bébé dans une urgence absolue.
Et la patiente sans bébé ? La psychologue va aller la voir, mais qu’en fait-on à la maternité ? Elle-même n’est pas en mesure de demander quoique ce soit. Elle sait juste, parce que l’on le lui a dit, qu’elle doit aller voir son bébé le plus rapidement possible pour atténuer les effets délétères d’une séparation mère/enfant trop précoce.
Par quels moyens ? C’est à ce moment que les procédures et les empêchements entrent en jeu.
Une patiente, dont le bébé est sorti de la maternité et dont on sait qu’il ne reviendra pas avant au moins deux mois de l’hôpital d’accueil, cette patiente, puisqu’elle ne peut, pour des raisons comptables être hospitalisée dans la maternité où elle n’a pas accouchée, peut rester cependant à la maternité où elle a accouché pour qu’on lui prodigue les soins dont elle a d’autant plus besoin qu’elle est dans la peine et en l’occurrence, pour madame F., coupée d’elle-même, comme son bébé retiré d’elle, trop tôt, trop vite. Mais il faut, on le lui dit, qu’elle aille voir ce bébé. Pour ce faire, elle peut disposer d’un VSL, mais la demande n’en est même pas faite car trop cher et l’hôpital est au bord du gouffre financier. Donc, elle peut y aller en voiture accompagnée par son mari. Mais l’hôpital ne peut couvrir ce déplacement. Donc elle doit signer sa pancarte de sortie et en conséquence elle ne reviendra pas à la maternité pour les soins.
Ce qu’il apparaît c’est que tout ce qui s’est passé là s’est produit dans un implicite non pensé. Ce qui en émane c’est la tension perçue/vécue par la psychologue, liées à la précipitation et à l’imminence du départ de cette patiente qui l’ont amenée à écourter l’entretien. De plus Marie n’était dans le service que depuis un mois et n’avait pas eu le temps d’intégrer les protocoles et les complications qui peuvent se mettre en place dans des cas qui sont à l’intersection de plusieurs problématiques autant psychologiques que médicales et institutionnelles.
Du fait de cet impensé, nous n’avons pu donner de temps à cette patiente ni nous donner de temps pour l’écouter. Cela signifie que, d’une certaine façon, a été intégrée une pratique discordante au regard de la procédure qui aurait peut-être permis à cette jeune femme de bénéficier d’un certain confort, d’aller voir son bébé en VSL et de revenir ensuite pour se faire soigner physiquement et psychiquement. Si l’on pense à faire appliquer les droits des patients, l’on creuse le déficit de l’hôpital, donc, tout se met en place pour que les besoins les plus essentiels n’apparaissent pas, on ne fait plus vivre la précarité, en l’occurrence, celle d’une mère coupée d’elle-même, qui a besoin de se rassembler, d’être aidée, et c’est parce qu’elle sera rassemblée et aidée qu’elle pourra aller voir son bébé. Cette jeune femme, moins de 24 heures après son accouchement part toute seule avec son compagnon voir son bébé dans un autre hôpital et ensuite elle va rentrer chez elle, à plus de 60 km de là, sans les soins dont elle a besoin.
Après son départ, je téléphone immédiatement à la maternité concernée pour leur faire part de mes transmissions, de mes inquiétudes et de la nécessité d’un accompagnement psychologique pour cette jeune femme. Il m’est alors impossible d’avoir en ligne le psychologue du service, et, souhaitant pouvoir échanger avec lui, je laisse mon numéro de téléphone portable personnel, n’étant pas joignable tous les jours sur ma ligne fixe du service en raison de mon temps partiel.
Une semaine passe sans appel et je tente de prendre par téléphone des nouvelles de Mme F. et de son bébé. Je n’ai malheureusement qu’un retour particulièrement bref et succinct d’un nouveau professionnel du service, lequel semble pressé ou débordé, et pas particulièrement inquiet de la situation. Aucune prise en charge psychologique n’est évoquée par ce soignant, à qui je laisse à nouveau mon téléphone pour pouvoir être rappelée. Aucun de mes prochains appels n’aboutira à un contact avec un psychologue ou un cadre du service, me laissant imaginer un psychologue lui-même seul et débordé par une masse de travail.
Deux mois sont passés, et le service de néonatologie m’avertit un jour de la présence d’un bébé hospitalisé dans le service et dont la mère semble en difficulté. Il s’agit de madame F. et de Nathan, mais à la manière dont me sont transmisses les informations, je ne fais aucun lien avec eux.
De plus, quand on me parle de ce bébé, il est déjà depuis deux semaines dans notre hôpital. Son état nécessite désormais une surveillance dans un service de néonatologie, de niveau 2, et revenir ici le rapproche du lieu de domicile de ses parents qui peuvent venir le voir de jour comme de nuit.
L’équipe de pédiatres, de puéricultrices et d’auxiliaires de puériculture qui entourent la famille s’inquiète de la relation distante entre cette mère avec son fils. Elle vient peu souvent le voir, ses visites étant notamment rendues difficiles par l’absence de moyen de locomotion de Mme, qui attend le retour du travail de son ami pour venir voir son enfant en soirée. Quand il y a impossibilité pour les parents de se déplacer très régulièrement, un relais avec l’équipe soignante est mis en place par téléphone, pour que les parents puissent se tenir informés à leur gré de la vie de leur enfant. Malgré la disponibilité complète de l’équipe, cette femme et son conjoint prennent peu de nouvelles de leur enfant par téléphone. De plus, lorsqu’elle est présente dans le service, elle se montre peu communicative, plutôt fuyante et les interactions avec son fils sont assez brèves et dénuées de marques d’affection.
Mme venant en soirée, à des heures où nous ne sommes plus dans le service, une consultation, pourtant proposée par les soignants, n’est pas possible.
Dans les échanges avec les professionnels de néonatologie, nous en apprenons plus sur cette famille, et apprenons notamment que la grossesse n’était pas prévue par le couple, qui s’est temporairement séparé à l’annonce de la grossesse, sur initiative de Monsieur. Nous apprenons également que Mme F. a très peu de contacts avec sa famille et vit avec son conjoint, depuis la naissance de Nathan, au domicile de sa belle-famille.
Devant les difficultés de cette jeune femme avec son enfant, et pour permettre d’encadrer et d’étayer la naissante relation mère-enfant, la chef de service de néonatologie lui propose une hospitalisation. Cela se fait parfois pour les mères précocement séparées de leurs bébés afin qu’elles puissent se préparer à rentrer à la maison avec lui dans les meilleures conditions possibles, en étant entourées par le personnel soignant.
Un temps réticente, Mme F. finit par accepter cette hospitalisation pour quelques jours, rendant possible un entretien avec elle. Cela fait trois mois qu’elle a accouché, et un mois que Nathan est revenu dans notre service.
Au cours de cet entretien, dès mon entrée dans sa chambre, Mme F. me reconnait, et je réalise seulement alors de qui il s’agit. Assise sur son lit, elle me fait l’effet d’un fantôme, elle a le teint pâle, livide et la voix faible et monotone. Je la perçois comme éteinte et l’échange me laisse une impression d’inconsistance. Mme F. ne se manifeste que de façon très succincte dans l’échange que je tente de mettre en place entre elle et moi : elle s’exprime par des mots-phrases, et balaie toute proposition de mise en mots par lesquels j’essaie de la faire s’exprimer sur ce que je ressens comme un profond malaise en elle. A l’écouter, elle se porte bien, Nathan également, l’hospitalisation se déroule bien, et tout se présente pour le mieux pour la sortie qui arrive. Son compagnon dort à la maternité avec elle, cela contribue à son mieux-être Je lui propose de repasser la voir dans quelques jours pour voir comment l’hospitalisation se passe pour elle, ce qu’elle accepte volontiers.
Or, un matin Mme F. débarque en larmes en salle de néonat avec Nathan : il a un bleu, un hématome sur la joue. Le pédiatre en charge de Nathan est plutôt secoué, il pense reconnaître la marque d’un coup – « un coquart » dit-il. Mais la détresse de la mère, tout comme celle du père, contredisent ce qu’il voit. Le service est déstabilisé. Quelques jours après, un second bleu apparaît au niveau d’un testicule. Un examen sanguin est fait afin de dépister une éventuelle hématurie spontanée, mais les résultats, tout en montrant un très léger déficit de coagulation, restent dans la norme. Dans nos échanges avec les pédiatres en charge de ce bébé, ceux-ci expriment tous la même perplexité : ils peinent à croire que l’un des deux parents aient pu porter un coup à ce bébé même si les examens hématologiques ne décèlent aucune anomalie. L’un des pédiatres a même envoyé une photo de l’hématome à un spécialiste qui lui a assuré que l’hématome était le résultat d’un coup. Une radiographie cérébrale est alors prescrite et effectuée. L’examen plutôt rare à cet âge, ne met pas en évidence de lésions chez Nathan. Un nouvel examen sanguin est également programmé pour la semaine suivante. Inquiète, je demande à Christine Gioja Brunerie de passer également voir Mme F.
Avant de passer voir cette jeune femme, je rencontre le pédiatre que je trouve très inquiet et troublé. Il me dit « c’est vraiment un hématome, mais je n’arrive pas à croire que ces parents aient fait quoique ce soit, ils étaient dans un tel état » ! De plus, il me dit qu’ils s’occupent bien du bébé, ce que confirment les puéricultrices. Lorsque je passe voir cette jeune femme, je la trouve assise dans son lit en train de donner un médicament à son bébé. Ses gestes sont fluides et contenants. Elle peut, tout en me parlant, regarder son bébé, lui prêter attention. Elle me parle de sa famille, compliquée : ses parents sont séparés et remariés avec d’autres enfants. Elle est entre les deux, ni d’un côté, ni de l’autre. Elle en parle avec une forme de fatalisme, un certain détachement. Elle dit que son compagnon s’occupe bien d’elle et du bébé. Son accouchement a été difficile, et puis maintenant ces bleus qui apparaissent. Elle me montre la joue de son bébé, l’hématome est encore visible ; elle a eu peur ; on attend les résultats sanguins dit-elle. Je ne la sens pas désireuse de s’exprimer plus avant. Son bébé va bien, il mange bien, prend du poids, elle pourra bientôt sortir dès qu’il en aura pris suffisamment. C’est un entretien qui me laisse un peu vide et perplexe, mais quand je la vois avec son bébé, elle semble lui apporter toute l’attention nécessaire. Et les puéricultrices ont vu un réel changement dans son attitude au fur et à mesure des jours passés dans le service.
L’hospitalisation se poursuit mais touche à sa fin. Alors que je repasse la voir lors d’un dernier entretien, Mme F. se montre plus sereine et l’échange est plus vivant. L’échange rapide a lieu en présence de la mère de Mme F. qui se tient assise sur le fauteuil de la chambre, portant dans ses bras Nathan endormi, avec sur son visage le radieux sourire d’une grand-mère qui voit pour la première fois son petit-enfant. Cette sérénité et ce plaisir semblent se refléter sur Mme F. qui regarde me semble-t-il cette scène avec affection. Alors qu’elle m’aperçoit, elle me lance un sourire, le premier vrai sourire que je vois chez cette jeune femme. Elle me présente sa mère, et me dit qu’elle se sent bien et je l’entends bien à sa voix plus authentique. Je la sens reliée à elle-même. Pour la première fois, je me rends compte à quel point j’avais une vision pessimiste de cette situation, à quel point j’avais craint une issue difficile. Et pour la première fois également, je peux entrevoir quelque chose de plus léger, quelque chose de l’ordre d’une bonne relation mère-enfant à venir.
A ce stade, les deux psychologues du service ont vu Mme F. sans pouvoir mettre en évidence quoique ce soit qui puissent faire penser qu’elle ou son conjoint avaient pu frapper leur enfant au regard de l’inquiétude en apparence sincère exprimée par les deux parents. Néanmoins, l’ensemble de l’équipe médicale et nous-mêmes restons perplexes, troublés, et dans le doute par rapport à ce qui se passe.
La sortie de Nathan est organisée avec une hospitalisation à domicile qui implique le passage quotidien d’une puéricultrice à domicile pour assurer une surveillance médicale et les soins pédiatriques encore nécessaires. Ce suivi n’est pas sans difficultés à mettre en place, ce couple résidant dans une autre région que celle de l’hôpital et dépendant donc d’une autre administration départementale. En appelant au cours de la semaine pour prendre des nouvelles, les pédiatres apprennent que, pour des raisons de vacance de poste, l’hospitalisation à domicile n’est pas assurée par une puéricultrice mais par une sage-femme. Les seules informations que nous transmet cette professionnelle est qu’Nathan ne semble pas prendre de poids. Le service garde une prise en charge pédiatrique de l’enfant et ainsi un lien avec la famille. Dans le cadre d’une consultation quinze jours après la sortie, alors que tout semble aller pour le mieux, l’équipe reste pour autant inquiète.
Dans le courant de janvier, Mme F. appelle le secrétariat du service pour annuler une consultation pédiatrique, en raison de l’état de santé de Nathan, souffrant. La sage-femme passant à domicile dans le cadre du suivi en HAD nous informe que le jeune enfant a eu des convulsions et a été hospitalisé en service pédiatrique dans un hôpital du département où la famille habite. Deux jours après, nous apprenons avec beaucoup d’émotion le décès de Nathan. Des détails nous parviennent sur la situation de la famille dans les jours précédant le décès : Nathan a eu des convulsions, a été vu dans le service de pédiatrie de l’hôpital de secteur et a été renvoyé chez lui après examen clinique, sans qu’aucun scanner n’ait été effectué, examen pourtant systématiquement pratiqué dans ces circonstances. Deux jours après, le couple est revenu à l’hôpital avec l’enfant inerte, dans le coma. Le scanner réalisé alors a permis de déceler deux hématomes sous-duraux, prouvant ainsi la réalité des coups portés à l’enfant.
Les deux parents ont alors été placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête judiciaire. Durant le mois qui a suivi cette annonce, les professionnels du service ayant eu contact avec la famille de Nathan ont été interrogés par des officiers de police judiciaire sur le déroulement des événements survenus durant leur prise en charge. L’un des officiers nous a transmis quelques nouveaux éléments. Il nous a confié que cette jeune femme vivait avec son bébé chez ses beaux-parents, recluse dans sa chambre et qu’elle ne voyait son compagnon que lorsqu’il rentrait du travail. Nous apprenons également que Mme F n’a eu pas eu de manifestation d’effondrement ni même de tristesse en apprenant la mort de son enfant ; et qu’il a semblé à l’officier qu’elle n’avait, selon ses dires, pas été habitée par ce décès. Ceci confirmé par une mise sous écoute par la police, où il apparait qu’elle reprend une vie sociale, sans jamais parler de son bébé. Aucun des deux parents n’a reconnu avoir frappé l’enfant et nous n’avons rien su des suites données à cette histoire, ni ce que sont devenus cette jeune femme et son conjoint, ni encore quelle a été leur responsabilité dans le tragique destin de Nathan.
Le décès de cet enfant, nouvelle pour le moins bouleversante, a engendré de grands remous au sein de l’équipe hospitalière. Elle a été l’objet d’une grande remise en question, pour ma part, et de la part de soignants. Certains d’entre se sont sentis responsables et coupables de ne pas avoir perçu la gravité de la situation et, de ce fait de n’avoir pu empêcher cette issue tragique. D’autres, se sont montrés accusateurs, disant qu’ils avaient vu, avaient dit et n’avaient pas été entendus. Cela a mis en relief des tensions déjà inhérentes dans le service et surtout l’absence assourdissante de la direction de l’hôpital qui ne s’est en rien manifestée, nous informant seulement du passage des officiers de police judiciaire dans le service. Toutes les suppositions ont été faites : « Et si nous avions vu les choses autrement ? » ; « Et si nous avions eu plus de temps aux côtés de cette femme ? » ; « Et si les transmissions avaient été faites différemment ? » ; « Et si nous avions accepté ce que nous avions vu sans laisser les faits être démentis par le bouleversement des parents devant les marques de coup ? ». Ces suppositions, restées bien sûr aujourd’hui sans réponse, nous permettent néanmoins de souligner les éléments de précarisation auxquels nous avons été confrontés et de nous interroger sur ce qu’il convient de remettre en question dans la prise en charge de patientes en difficulté.
Précarité psychosociale de la patiente et précarité institutionnelle
Peu de consultations ont eu lieu avec cette patiente, et le peu d’éléments biographiques portés à notre connaissance nous confirme de sa difficulté à avoir une place à elle quelque part, mais beaucoup de questions sont restées en suspens.
Nous allons essayer de synthétiser les résonnances contre-transférentielles à l’œuvre dans cette situation.
Nous avons toujours du mal à évaluer la personnalité de madame F. Elle nous a paru tout à tour dans un état de grande détresse, en état de choc et ce, à juste titre, donc incapable de l’exprimer en mots, même dans l’après-coup. Puis, plus sereine, tout en étant toujours dans une grande pauvreté d’expression quant à son ressenti, nous laissant chaque fois dans une inquiétude qui n’arrivait pas à vraiment prendre forme. Le déni et le clivage nous ont accompagné tout au long de ses séjours, la brièveté du premier et l’urgence de la situation ne nous ayant pas permis de la penser et de l’accompagner correctement. Pas plus que le temps plus long du second séjour. Les équipes sont restées clivées, les informations n’ont pas ou ont mal circulé, rien ne pouvait être nommé, y compris l’identité de Nathan auprès de la psychologue, ce qui est quand même je le souligne totalement inhabituel. Madame F. montrait quant à elle peu d’empressement à se manifester auprès de son bébé lorsqu’il est revenu dans notre service alors qu’elle en avait toute possibilité. Ce déni et ce clivage semblent s’être manifestés, aux dire des officiers de police judiciaires, devant une apparente indifférence de Mme F. à la mort de son bébé. Tout ceci nous laisse penser à un monde psychotique que nous ne pouvions pas non plus reconnaître. Ou alors au maintien dans le trauma.
Elle nous a fait vivre une forme de morcellement qui semble en miroir avec sa difficulté à avoir et tenir une place. Sommes-nous face à une psychose ? Ou Mme F réagit-elle comme une grande traumatisée ? La question reste aujourd’hui ouverte. Seule chose sûre, Mme F. n’avait pas conscience de ce qu’elle pouvait vivre d’une grande précarité psychique.
Ceci nous renvoie au manque de reconnaissance d’un espace psychique du sujet ainsi qu’au déni de notre propre précarité par l’institution. Absente tout au long de cette histoire, elle ne nous a pas donné les moyens de porter et donc de répondre à la précarité de Mme F. Nous avons manqué de temps et d’espace de rencontre avec Mme F. Renvoyés à notre propre précarité, nous n’avons pu prendre en charge celle de Mme F.
Nous avons porté, par notre déni, le clivage de Mme F. Son morcellement s’est inscrit dans la réalité : séparation, transfert, suivi médical sur trois hôpitaux, deux régions, transmissions impossibles. Quelque chose de l’ordre de la précarité de cette jeune femme ne s’est pas exprimé. Et nous ne sommes pas parvenu à être un soutien, un contenant psychique bienveillant qui lui aurait permis cette expression. La question se pose alors : que s’est-il passé pour que nous ne parvenions pas à mettre en place ce contenant psychique bienveillant ? Comment les choses auraient-elles pu être autrement ?
Dans un système d’emboîtement, dont le centre est la patiente, entourée, niveau par niveau, des psychologues, de l’équipe soignante, et de la direction de l’établissement, le déni a été présent et des dysfonctionnements ont lieu à tous les niveaux, avec résonnances d’un niveau à l’autre. Dans une méconnaissance de nos besoins et dans le déni de notre reconnaissance psychique, l’institution ne nous a pas permis de contenir notre patiente qui ne s’est pas non plus laissée contenir.
Conclusion
Comme nous l’avons vu dans l’introduction de ce texte, la précarité renvoie à la notion de dépendance et donc de contenance. Pour que la fonction de contenance se constitue, elle doit se construire autour de l’expérience de l’emprise dans la dépendance du nourrisson à sa mère, emprise réciproque même si asymétrique, se poursuivre par l’établissement d’un soutien dont les caractéristiques doivent être la continuité et la solidité. « Cette enveloppe contenante a été décrite par Esther Bick puis Didier Anzieu, la peau fonctionnant comme une limite périphérique qui permet au bébé de rassembler, de maintenir ensemble les diverses parties de la personnalité, vécues à l’origine dans le premier appareil psychique immature (l’appareil protomental théorisé par Bion) sans forces liantes entre elles. » (in La précarité psychique, Marie Cossart, Sophie Gariel-Bataille et Régine Prat, https://www.cairn.info/la-methode-d-observation-des-bebes-selon-esther-bi–978274920963-page-153.htm )
« Cela ne peut se faire que lorsqu’un être humain, possédant lui-même une certaine cohérence, s’occupe du bébé de manière continue » (Winnicott).
Je ne développerai pas ici ce qui, grâce à l’installation de cette protection contenante, va permettre la constitution et la différenciation des espaces interne et externe ainsi que les processus d’introjection. Mais je me souviens, quand j’ai commencé à travailler en maternité néonatalogie il y a plus de trente ans, à la différence de ma jeune collègue, j’avais le sentiment d’être une enveloppe contenante pour les patientes les plus fragiles, d’être contenue moi-même par l’institution qui répondait encore aux besoins que j’exprimais pour les mères qui n’étaient pas à même de les formuler. Le lien avec la PMI permettait des prises en charges elles aussi contenantes, même si déjà, ce lien ville-hôpital était fragile puisque reposant sur des initiatives locales et impulsé par des groupes de soignants désireux de faire avancer les choses au fur et à mesure que la recherche en maternité-néonatalogie précisait les besoins de l’accueil mère/enfant dès l’origine. Nous étions plus à même d’accompagner les patientes en grandes difficultés, et même si certaines échappaient à toute forme d’aide, des espaces de paroles qui disparaissent aujourd’hui permettaient de reprendre cela entre nous. Le néolibéralisme, déjà à l’œuvre depuis un certain temps, a continué son travail de nivellement des besoins, à la plus faible intensité des besoins pour un plus grand profit qui échappe à tous, du patient à l’institution hospitalière en économie de survie.
Et aujourd’hui, c’est donc à un défaut de contenance que nous avons à faire à tous les niveaux : les institutions de tutelle, elles-mêmes sous l’égide de la Haute Autorité de Santé (HAS), ont des impératifs de rendement dont les hôpitaux sont comptables. Les soignants font ce qu’ils peuvent, mais étant maltraités, ils maltraitent à leur tour, bien souvent à leur corps défendant : dans une maternité, il n’est plus possible aujourd’hui de permettre aux plus fragiles, ceux qui ne savent souvent pas faire vivre leur précarité ni l’exprimer, d’être contenus dans un espace qui leur permette à leur tour de contenir leurs bébés. Quant aux autres patientes, elles ne sont pas elles non plus reconnues avec leurs bébés dans leurs besoins les plus élémentaires de contenance puisqu’après deux jours, elles rentrent chez elles où, dans le meilleur des cas, elles peuvent compter sur la présence, soit de leur mari qui a pris ses congés de paternité pour le retour de sa femme à la maison, soit de leur mère qui vient passer quelques jours avec elles. Mais la plupart du temps, elles sont très seules et nous les voyons parfois dans les PMI, épuisées, venir chercher conseil et parfois suivi et soutien psychologique pour aborder cette étape tellement nouvelle de leur vie. Les puéricultrices de PMI constituent également un atout très important en se rendant régulièrement à domicile pour soutenir et conseiller ces jeunes femmes. Des lieux d’accueil maman/bébés sont ouverts dans certains centres et fonctionnent sur le mode de l’accueil et de l’observation de ces jeunes mères qui viennent avec leurs bébés ou leurs petits enfants. Structures, toujours fragiles là aussi, à la merci d’un changement de municipalité ou de besoin des locaux occupés que la mairie reprend pour une autre association plus porteuse politiquement, comme cela s’est déjà vu.
Régine Prat, à partir d’une autre approche décrit la violence que notre société fait subir à la dyade mère-enfant au moment de la naissance. Elle pose la question suivante : « A quoi jouons-nous avec nos bébés et leurs bébés-parents ? sommes-nous en train de fabriquer des mutants, d’autant plus difficiles à traiter qu’ils seront difficiles à identifier par des professionnels eux-mêmes issus des mêmes expériences ? »