Madame Guyon en son temps et au nôtre

Les Pouvoirs de l’Excès de Georges Zimra

Par Louis Moreau de Bellaing

Madame Guyon en son temps et au nôtre

D’abord, il nous faut situer Madame Guyon dans la galerie de portraits que dresse Georges Zimra, où il y a Madame Guyon elle-même, Sade, Bataille et Simone Weil les philosophes, mais, avec eux, pour Madame Guyon, Pierre Nicole, Pierre Bayle, Mandeville, Adam Smith, Malthus, pour Sade des commentateurs divers et Feuerbach, pour Bataille, Artaud ; enfin Simone Weil apparaît juste avant Kierkegaard et, si l’on veut, Lacan. Hayek est également cité dans le chapitre sur Bataille.

Michel Brouta nous a dit qui était Bataille, comment on pouvait le situer par rapport à ce que Zimra appelle si bien le pouvoir de l’excès, excès, chez Bataille, du Mal, où le Bien n’est pas recherché, mais où il est le dépassement nietzschéen de l’homme par lui-même.

D’abord, ce que je veux montrer c’est que, qu’il s’agisse de Guyon, de Sade, de Bataille ou d’autres (sauf peut-être Hayek), nous sommes soit dans le théologique carrément, soit dans le théologisme. Marie-Laure Dimon le montrera mieux que moi à propos de Sade et de l’absence de Dieu. Nous sommes dans un dispositif (au sens qu’Agamben donne à ce mot), dispositif culturel, social, politique aux deux sens du terme politique qui est, jusque à Bataille et au-delà, à cause du capitalisme, sinon théologique, au moins, aujourd’hui, théologiste ou théologie. Car le capitalisme n’est pax la société capitaliste, mais une sorte de religion séculière, sans Dieu, athée (ce qui n’est pas nouveau), mais (ce qui est nouveau) fondée délibérément sur la perversion et la perversité comme légitimation et légitimité réalisées et réalisables, comme idéal quasiment indépassable.

La place de Madame Guyon est à situer historiquement et anthropologiquement. Zimra l’a bien vu, mais, à mon avis, il ne pose pas suffisamment de questions en ce sens. Il nous l’annonce, ce capitalisme, comme religion séculière, à travers ce que dit Madame Guyon, mais il ne nous montre pas suffisamment en quoi elle est à la fois une inspiratrice de l’effacement du divin dans la société du XVIIe siècle où elle vit et, en même temps, dans les sociétés européennes du XVIIe au XIXe siècle travaillées par des vérités contradictoires, une affirmatrice (une personne portant affirmation) du divin par le Pur amour. Nous allons, grâce à Georges Zimra, tenter de la suivre à la trace.

Traces

D’abord je rappelle, comme le fait Zimra, que la doctrine officielle de l’Eglise de France, à l’époque, c’est saint Augustin, l’augustinisme, autrement dit le péché originel, l’homme déchu, que seule la grâce de Dieu – un don – peut sauver. Mais, de toute éternité, chaque être humain a été prédestiné par Dieu pour être damné ou sauvé. On le sait, après Weber, c’est la réussite financière – d’où les théories de l’intérêt qui fleuriront au XVIe et au XVIIe siècle – qui peut être un gage non certain que Dieu peut nous sauver. Elle est au moins un signe que Dieu a un œil sur nous.

N’oublions pas que, au XVIe siècle, l’augustinisme avec la prédestination est encore renforcé par un théologien Théodore de Bèze. Mais, comme St Augustin contré par Pélage qui dit que l‘homme intervient, par sa propre volonté et ses mérites, dans son salut, Théodore de Bèze est contré par un de ses disciples dissidents, Arminius. Ce disciple aura une influence très forte notamment au XIXe siècle, aux Etats-Unis en modérant la prédestination chez les Puritains américains acquis auparavant à l’augustinisme. Wesley en est un témoignage, William James, encore déiste, en est un autre. Mais, au XXe siècle, les pragmatistes Dewey et Cooley, déthéologisés, vont dire, notamment sur la démocratie et l’association, autre chose que Wesley ou Madame Guyon.

La revoilà, cette Madame Guyon, avec son indéniable courage. C’est une bourgeoise rentée, mariée, avec cinq enfants dont l’un meurt de la variole, ayant eu, elle-même une enfance confiée aux nourrices, une jeunesse un peu érotisée. Elle est tout entière vouée très tôt à ce qu’elle cherche. La rencontre avec Fénelon est décisive, il l’aimera et elle l’aimera. Je voudrais me taire avec vous, lui dit-elle. Bossuet les soupçonnera de coucher ensemble, mais ni Fénelon ni Guyon ne sont des Bossuet qui s’envoient leur bonne, se repentent et se font absoudre.

Nous disions que nous allions suivre Madame Guyon à la trace. Mais c’est de traces (au pluriel) qu’il faut parler, un peu à la manière de Douville, et non de type de pensée.

Première trace : Il faut sacrifier le salut. Il faut aimer Dieu même s’il n’existe pas. Madame Guyon note que l’amour humain installe la confusion dans les mots d’amour par leur ressemblance avec les passions et les affects du corps.

Deuxième trace : la possibilité d’un Dieu destructeur n’est pas, pour Madame Guyon, à exclure. Mais l’amour non humain survit à la destruction. La haine et la fureur de destruction s’accompagne, en s’y opposant, de « la mélancolie amoureuse qui fait de l’amour le gardien de Dieu ». Nous reviendrons sur la mélancolie amoureuse à propos de Dieu, car elle est beaucoup plus que l’accompagnatrice et l’opposante de la destruction, on verra comment.

Troisième trace : pour les Jésuites, opposés aux Augustiniens, proches des Pélagiens et des Arminiens, ce sont les hommes qui font leurs œuvres et ce sont leurs mérites qui les sauvent aux yeux de Dieu. N’oublions pas que de nombreux enfants de la bourgeoisie, du XVIe au XXe siècles, sont élevés dans des collèges de Jésuites.

Le Pur amour, chez Madame Guyon, est la doctrine qui prend acte de l’indifférence de Dieu, en faisant de celle des hommes non le pendant de celle de Dieu, mais la conviction que l’amour demeure, au-delà du bien et du mal, de la crainte et de la rétribution. C’est un amour qui survit à la cruauté et à la destruction, c’est un amour qui n’est captif d’aucune crainte et d’aucune promesse.

Pour Fénelon et Madame Guyon, la damnation de l’homme, loin de l’éloigner de Dieu, tout au contraire l’en rapproche davantage. Car le Pur amour délie non seulement l’homme de Dieu, mais de lui-même c’est-à-dire des ressorts de l’amour propre qui le tiennent captifs de la crainte et de la récompense, de la promesse et de la sanction, du ciel et de l’enfer.

Quatrième trace : Il se dégage de là une autonomie inédite, une liberté inconnue, car, au-delà du salut, il y a une liberté du Bien et du Mal. Une totale gratuité doit désormais conduire l’homme dans ses actions, le dégager des ressorts égoïstes qui les gouvernent et aimer Dieu parce qu’on n’en attend rien.

Cinquième trace : Le Pur amour vient masquer la cruauté et la haine de Dieu, en faisant de l’amour l’instance supérieure indestructible parce qu’a été fait au préalable le sacrifice du salut. Il s’agit de sauver Dieu en condamnant l’homme, voire de sauver Dieu de Dieu. « Dieu, dit Fénelon, en couronnant nos mérites, ne couronne que ses dons. » La loi morale ne saurait, pour lui, émaner d’une justice distributive. Car c’est sur l’absence de sécurité morale, de garantie que se fonde la foi en Dieu.

Sixième trace : Mais si le libre arbitre n’existe pas, en quoi le mal est-il un mal ? Pourquoi Dieu le laisserait-il s’exercer ? Qu’y a-t-il à perdre, s’il n’y a plus rien à perdre ?

Septième trace ; Jusqu’à quel point aimer Dieu jusqu’au bout de l’excès, ne conduit-il pas à la haine ?

Huitième trace : l ‘amour doit se résigner devant l‘incompréhensible volonté divine ; il doit s’anéantir devant le fatum qui n’est pas soutenable par l’esprit du commun.

Neuvième trace, qui n’est plus celle de Madame Guyon, mais celle de Descartes : Quelle que soit la puissance trompeuse que Dieu exerce sur l’homme, il lui restera le minimum de liberté dans l’acte de refuser et d’approuver. Cette liberté inédite délie l’homme de son obéissance et de sa soumission à l’au-delà.

Dixième trace toujours de Descartes et non de Guyon : le doute est au principe de toute certitude. Le doute est principe d’autonomie, de raison et de liberté. 

Vers le capitalisme

Le Dieu trompeur de Descartes n’accorde à l’homme que la capacité de douter, d’introduire le doute au principe de toute certitude. Il lui retire toute capacité d’atteindre la vérité, d’acquérir toute assurance. D’un côté, il y a, dit Zimra, une sorte d’athéisme que Descartes suggère dans l’autonomie du Cogito. D’un autre côté, Madame Guyon, elle, fait du Pur amour un amour au‑delà du bien et du mal, la raison même de l’existence de Dieu que nulle relativité ne peut altérer. Et c’est dans cet écart entre les deux positions que la modernité va se fonder… Je dirai plutôt l’ontologie de la modernité, car, pratiquement, comme l’a montré Freud dans Malaise dans la civilisation, en note, la modernité s’est fondée plus tôt, un peu par hasard, au XIIIe siècle, dans le basculement du privilège de la pulsion au privilège de l’objet. C’est sans doute une piste complémentaire que les sociologues et les anthropologues, à la différence des psychanalystes, n’ont pas creusée. Zimra dit que c’est une sorte d’athéisme que Descartes suggère dans l’autonomie du Cogito. Madame Guyon, elle, ne tente pas de franchir le pas, de suggérer un athéisme quelconque. Le Pur amour est « la mélancolie amoureuse de la mort de Dieu ». J’ajouterai que, si Dieu meurt, c’est qu‘il a existé. Si on oublie l’hypothèse du Dieu malin, du Dieu trompeur, Descartes que personnellement je trouve plus « suggérant », mais loin du subjectif (à la différence de Madame Guyon), convient mieux à la modernité s’accomplissant. Apparemment, chez Descartes, les carottes sont cuites. Chez Madame Guyon, les carottes ne sont pas encore cuites, mais elles commencent à brûler.

Je passe sur l’éducation de Madame Guyon, sa jeunesse avec un peu d’érotisme, son mariage à seize ans, son veuvage à vingt-huit ans, ses enfants (elle en aura cinq, trois survivront jusqu’à l’âge adulte). Le rapport entre sa biographie et sa pensée n’est pas de ma compétence. En tant que sociologue un peu anthropologue, j’insisterai sur ce que dit Zimra : « Le salut, malgré les renoncements, les sacrifices auxquels les hommes consentaient, n’en était pas moins, pur Madame Guyon, une affaire intéressée, une compensation aux renoncements. » Mais si Madame Guyon fait du Pur amour « la mélancolie amoureuse de la mort de Dieu », le Pur amour n’est peut-être pas, chez Madame Guyon, un amour de sentiment, ou, comme le dit Zimra, un amour qui aime sans sentir. Néanmoins il n’est pas un amour hors du subjectif, comme le doute de Descartes qui, avec le Dieu malin et trompeur, se veut, lui, à mon avis hors du subjectif.

Or l’analyse de la modernité contemporaine se fait, du moins en sociologie, en écartant le subjectif. Il ne peut y avoir une modernité guyoniste, puisque Madame Guyon ne franchit pas le pas. Mais précisément, selon moi, elle ne franchit pas le pas à cause d’une subjectivité qui ne se veut pas à proprement parler religieuse, mais qui ne se veut pas non plus, dans le rien, hors du sensible. Elle n’invente pas un Dieu trompeur.

C’est sans doute cette subjectivité complètement transformée que l‘on retrouve d’abord chez Rousseau, d’une autre manière, mais toujours avec Dieu, puis chez des modernes comme Artaud. Et, pourquoi pas, chez Freud et celles et ceux qui viennent après lui ?

On est loin de Madame Guyon, mais peut-être une analyse non faite de la subjectivation et de la subjectivité modernes confirmerait ce que, du point de vue analytique, dit Zimra. Mais il y faudrait aussi une analyse de la subjectivation et de la subjectivité modernes pas seulement pensée, ontologique, mais vécue, socialisée.

Croire en un Dieu qui s’ignore comme tel est, à l’époque (XVIIe siècle), une hérésie. C’est aujourd’hui, dans la modernité, même pour les croyants, une question. Si Dieu s’ignore lui-même, quel est-il ?

Mais Madame Guyon dit par ailleurs : « Dieu m’a choisi en ce siècle, pour détruire la raison humaine. » Dieu ne s’ignore donc pas complètement puisqu’il choisit des créatures pour accomplir ses desseins. Sade l’entendra autrement, je suis d’accord sur ce point avec Zimra et Marie-Laure. Mais si Madame Guyon rend Sade concevable, elle ne l’annonce pourtant pas. Elle est encore d’un temps qui ne sera plus tout à fait celui de Sade. Auparavant, la subjectivité de Julie dans la Nouvelle Héloïse était plus proche de Madame Guyon que Julie ne le croit elle-même. Julie la critique (elle aurait mieux fait de s’occuper de ses gosses, dit-elle à peu près). Cela dit, en mourant, c’est à Saint Preux qu’elle aimait que Julie s’adresse et non à son mari.

On retrouve chez Fénelon l’ambiguïté de Madame Guyon face à la question du salut. Le salut, chez Fénelon, est pensé comme compensation au renoncement, donc intéressé. Fénelon dit : « Ma paix ne viendra que d’un amour qui m’attache à Dieu, indépendamment de la récompense, quoique je la désire et la demande ». L’intérêt, l’amour de soi, l’amour propre, pensés comme tels avant Madame Guyon, trouvent dans le Pur amour une résonance, en ce sens que c’est le vide créé par « l’amoureuse mélancolie de la mort de Dieu » qui permet à Madame Guyon de garder et d’aimer un Dieu mort. Mais Madame Guyon ne le dira jamais. Avant elle, Pascal, dans son pari, mettait l’intérêt, tout comme après elle Mandeville, Smith et Malthus. De même, il y a bien, à partir du Pur amour et de la destruction de l’être humain qu’il présuppose, voire de la destruction de Dieu lui-même pour sauver Dieu, pour, par l’amour, lui donner existence, aussi dans l’idée de mal conduisant au bien, un lien obscur avec l’économie. Pour mieux le connaître, encore faudrait-il démêler les fils de la ou des subjectivités qui s’élaborent dans la rupture avec la pensée et le vécu religieux. Travail ébauché par certains historiens, ignoré des anthropologues et des sociologues, initié, mis en scène et en sens, au moins dans une poursuite sans achèvement possible, par les psychanalystes, notamment ceux qui se tournent (insuffisamment à mon avis) vers l’anthropologie, la sociologie, la philosophie politique et l’histoire, en attendant que les sociologues et les anthropologues se tournent vers l’inconscient.

Dans le chapitre sur Sade, Georges Zimra revient brièvement sur Madame Guyon à propos de l’Otage, une pièce de théâtre de Claudel. La jeune femme de l’Otage empêche qu’on tue un bourreau de sa famille en s’offrant à la balle qui devait tuer ce dernier. Fort pertinemment, Zimra note que, au moment où, avant de mourir, elle doit recevoir l’absolution du curé selon la tradition de sa famille et selon sa propre foi, elle la refuse. Ce faisant elle renonce au Christ et donc à Dieu. Zimra note que c’est à ce renoncement à Dieu que Madame Guyon a voulu parer, en sauvant un Dieu qui n’existerait pas sans le Pur amour. Le Pur amour suppose le renoncement humain, mais non le renoncement au divin (sauver Dieu de Dieu en quelque sorte).

Si l’on oublie un peu Dieu, Madame Guyon ne subsiste que par cette étrange subjectivité qu’elle instaure, cette part d’amour destructeur, mais aussi d’amour maintenu qu’elle exige. La jeune fille de l’Otage renonce, à la fin, au divin. Mais son renoncement ne mène à rien. Alors que, chez Madame Guyon, le refus de renoncer au divin ouvre à une subjectivité certes pleine de risques, celle, par exemple, du capitalisme, de sa perversion et de sa perversité, voire du capitalisme dans le nazisme, mais peut-être aussi celle du commun, du vivre en commun avec la part de destruction, mais aussi de maintien et de création qui se cherche.

Le 11 juin 2016