L’inconnu, l’étranger, l’étrangéité
Christine Gioja Brunerie
Les intervenants de cette journée nous ont donné une belle matière à réflexion sur un sujet aujourd’hui brûlant dans nos sociétés traversées qu’elles sont par des remous dont nous avons tenté d’analyser les tenants et d’envisager les aboutissants.
Cette journée nous a permis de voir différentes figures de l’étranger à la fois dans le monde et à travers la lutte qui s’imprime en chacun de nous contre un étranger primordial qu’il convient de repérer et de nommer.
Cette lutte sans fin contre l’étranger qui est en nous commence dès les origines de la vie, in utero, et, dès les origines, si n’est pas présent un processus permettant de le reconnaître et de le tolérer en soi, cet étranger ne peut être accueilli. Et le temps qui suit est un temps d’acclimatation réciproque.
Rien ne semble plus archaïque que ce refus de l’autre, déjà inscrit dans le corps biologique, et que nous retrouvons aussi dans les corps constitués par la culture et le politique.
En politique, où sont les dispositifs inhibiteurs d’exclusion ? Les rituels nécessaires à l’accueil de l’étranger, facilitant son arrivée, son installation, ne sont pas facilités alors que, et en dépit de ou encore à cause de, les migrations prennent une ampleur sans précédent. Dans sa condition actuelle d’exilé, l’étranger a une condition qui lui donne un statut incertain articulé entre le social et la représentation imaginaire. Il est habité par une culture que notre culture peine à connaître et dont notre nature profonde ne veut pas, reniant ou déniant en cela même, un fond commun inhérent à toute humanité.
Ignorer l’étranger, le repousser, c’est le mettre à l’écart, au désespoir, le pousser à n’être rien, à cette peur de n’être rien, qui fait de l’homme, disait Voltaire, un dévot, un extrémiste fanatique dirions-nous aujourd’hui, passé par le lit du communautarisme. De plus, l’alibi du multiculturalisme nous démontre que nous pouvons devenir encore plus étrangers les uns aux autres, assignés à une différence identitaire irréductible et figée, dans un amalgame du petit autre et du grand Autre, en recherche d’une pureté des origines où le fils devient le père du père dans un déni des générations perdues qui pousse à l’auto-engendrement.
Être étranger dans un pays étranger est une chose, se sentir étranger dans son propre pays en est une autre pour laquelle la mise en exil de sa propre histoire s’organise par le biais d’une volonté politique de pardon, politique qui ne permet pas encore une plus grande justice sociale et contribue paradoxalement à créer de l’étrangéité au sein même des familles. Et la langue, démunie, n’a d’autre forme pour ce rejet qu’un vocabulaire raciste qui caractérise le fils comme un étranger radical.
Nous avons vu aujourd’hui comment les ajustements politico-juridiques n’arrivent pas à résoudre les difficultés socio-politiques des étrangers, de la relation à l’étranger, qui nous met dans l’inconnu et l’étrangéité.
Les mouvements issus de la société civile, représentés par des ONG, par les droits de l’homme s’organisent. Le développement des sciences humaines, la psychanalyse entre autres, permettront-ils de contribuer de façon innovante à une refondation de l’humanisme moderne ? Faut-il l’envisager dans une visée cosmopolite et universelle ? Faut-il penser de nouvelles frontières permettant de penser l’interdit comme une protection et non comme une exclusion ?
Et si nous en revenions à cet étranger primordial en soi ? Ce qui est certain c’est qu’il est nécessaire d’œuvrer pour une psychisation intime du mal-être qu’il suscite en nous, en tant qu’étranger lové au plus intime de nous-mêmes à accepter et à accueillir en soi et hors soi.
Cet étranger en soi, objet de haine, et pourrait-on dire à l’origine de toute haine, n’aurait-il pas a pour figure essentielle le féminin, cet inconnu familier sidérant, ce continent noir porteur d’une complétude/incomplétude abominable, en d’autres mots le sensible en chacun de nous ? Question que nous nous poserons pour nos prochaines Rencontres-débat : « Le sensible, quel avenir ? »
Christine Gioja Brunerie