Saverio Tomasella
Résumé
Une enquête clinique de plusieurs années à l’écoute de personnes ayant connu une catastrophe humanitaire (guerre, massacre, exode, notamment) et de certains de leurs descendants a permis à l’auteur de mettre en évidence une défense psychique particulière qu’il nomme « étrangéisation ». Entre refoulement et déni, l’étrangéisation correspond à un acte psychique qui vise à rendre étranger – à un sujet ou à une communauté – les perceptions, les affects et les représentations provoquées par l’effacement des traces de la calamité. Exclue de la vie psychique, la mémoire réelle du cataclysme est encapsulée dans un monument matériel ou idéologique, qui joue le rôle d’un mémorial officiel, acceptable pour la collectivité, gardant intacts les souvenirs maudits tout en les éloignant de la conscience. L’approche proposée essaie de mettre en lumière les phénomènes de repli communautaire, en articulant la calamité vécue individuellement avec sa tentative de métabolisation par le groupe, engendrant aux niveaux subjectif et groupal une « solidarité » dans l’exclusion.
Mots clés : Catastrophe, traumatisme, étranger, mémoire, défense, dissociation, exclusion.
Lors d’une recherche récente, nous avons pu observer à quel point une catastrophe peut provoquer un bouleversement de la relation du sujet au temps, pouvant le rendre étranger au temps partagé avec autrui et rendre sa mémoire « étrangère » à lui-même[1].
« Je me sens encore comme un étranger », explique Joseph, plus de cinquante ans après avoir quitté l’Algérie de ses ancêtres, en juillet 1962, à la toute fin de la guerre d’indépendance, juste avant le massacre d’Oran.
La catastrophe excède le trauma en ce qu’elle destitue ce qui est socialement et culturellement institué : elle défait, voire détruit, les socles sur lesquels le sujet croyait jusqu’alors pouvoir légitimement s’appuyer pour exister, (se) penser et s’exprimer.
En effet, un désastre provoque une rupture radicale, souvent brutale, avec la continuité existentielle et psychique du sujet, mais aussi avec la continuité des liens humains, de l’environnement, du rythme quotidien, du lieu de vie, de l’équilibre social, etc.
L’expérience d’une telle discontinuité met brusquement le sujet face à l’étrangeté et à l’étrangèreté, qui ne sont pas de simples nouveautés mais un « réel extra-psychique » particulièrement ardu à métaboliser, donc à comprendre, puis à élaborer et symboliser.
Le temps étrange et étranger
Pour tout sujet, le passage du temps social au temps psychique (et réciproquement) ne s’inscrit pas d’évidence dans une continuité. Il est, au contraire, parsemé d’embûches qui font ruptures ou effractions, et laissent des traces et des marques, que le sujet cherche à appréhender, soit en les interprétant pour les inscrire, soit en les refoulant pour les empêcher de s’inscrire, soit en les déniant pour tenter de les désinscrire. Il effectue des tentatives d’interprétation du réel à partir des langues qu’il entend et parle, celles de sa famille et de sa généalogie, mais aussi celles de ses lieux de socialisation.
Les frayages temporels entre le subjectif et l’objectif constituent l’expérience singulière fondamentale de l’étrangeté, comme vécu de discontinuités, voire de vides, dans la subjectivité en devenir. Étrangeté et étranger s’articulent autour de la confrontation à l’impuissance, ponctuelle ou durable, à comprendre : sentir, penser et dire ce qui est vécu par le sujet. Cette expérience de discontinuité, et de rupture, est paroxystique dans l’épreuve traumatique, faisant trou dans la psyché et y laissant incrusté un « corps étranger », fragment de réel en attente de symbolisation.
Les répercussions psychiques de ces expériences de discontinuité, fondatrices d’un « être sujet autrement », tentent de s’écrire sous forme de représentations du monde. À leur tour, ces représentations engendrent des espaces distincts, parfois cloisonnés, qui sont une répartition majoritairement inconsciente entre le proche et le lointain, entre l’identique et le différent, entre soi et l’autre. Il s’agit autant d’espaces intrapsychiques que d’espaces intersubjectifs. Une conséquence de cet ordonnancement des mondes (interne et externe) concerne la fixation de l’acte de penser sur des signifiés idéalisés, voire sacralisés, qui font refoulement (si ce n’est déni), en empêchant le libre cours de l’association potentiellement signifiante.
L’idée même de « l’étranger »
Ce que le sujet constitue de sa subjectivité, malgré et à partir de ces expériences de l’étrangeté, les siennes et celles racontées par d’autres, le conduit à construire également une idéation (une conceptualisation) de l’étranger. Les définitions et les représentations de l’étranger qui en découlent deviennent les repères dont il se sert pour appréhender, parfois apprivoiser ou parfois rejeter, ce qui fait altérité pour lui.
À la lumière de ce processus fondamental, la tragédie de l’exil apparaît à la fois comme catastrophe réelle et comme allégorie possible du désastre intime, qui se différencie de ce qui peut faire traumatisme, en l’excédant.
Valérie raconte, émue : « Quand je suis partie de Meknès, nous sommes passés par la grande porte de la ville ancienne, Bab Mansour. Je me suis tournée et j’ai pris la porte en photo, puis j’ai dit adieu à ma ville… Depuis, je suis toujours en attente d’un endroit où je serai bien. J’ai l’impression que je suis posée là, en France, je ne me sens pas chez moi. Je déménage tous les quinze ans. Ce ne sont pas des cycles de vie : j’avais quinze ans quand j’ai quitté le Maroc. »
Comme le répète le refrain de la chanson, « Jamais, dit l’exilé(e), jamais ne t’oublierai ». Cet impossible oubli, ce temps qui ne passe et ne passera pas, font d’elle et de lui – pour toujours – une étrangère, un étranger…
Rachel affirme, perplexe, plus de trente ans après avoir quitté la Tunisie, où sa famille était installée depuis plus d’un millénaire : « Je me sens étrangère alors que je parle la même langue. La France reste pour moi une langue étrangère. »
Lors d’une catastrophe, la temporalité est différente, inhabituelle, donc étrangère. Le tempo est beaucoup plus rapide, voire effréné. L’attention nécessaire à ce qui survient requiert une très grande célérité des actes de pensée et des actes de survie. Tout va très vite. Le sujet perd le contrôle de son existence, même au niveau le plus élémentaire et quotidien, de même qu’il est soudain privé des repères anciens qui assuraient sa stabilité, sa confiance et ses explications du monde. Il bascule dans l’absurdité, l’incompréhension, l’impossible… Tout vacille, fluctue, se déplace ; en lui et autour de lui.
Complètement dépassé, affolé, le sujet est confronté à la nécessité vitale de développer d’autres façons de faire, alors que les autres autour de lui vivent aussi sous le coup de cette même nécessité infernale, puisque la même catastrophe s’abat sur eux. Les actions du sujet et du groupe sont parfois conjointes, bien que désordonnées, mais plus souvent disjointes. Elles se chevauchent dans l’épouvante ou se heurtent dans un chaos éprouvant, impossible à maîtriser et à rationaliser.
Nicole se souvient de cette période qui a suivi son départ d’Alger après les accords d’Evian : « Plus rien ne structurait ma vie. Je ne travaillais plus en classe, je ne pensais qu’à fuir toute contrainte. Ma vie était un perpétuel halètement, une course invraisemblable vers des rencontres hasardeuses, et parfois dangereuses. Fumer, boire, danser, jouer au poker, mentir à ma mère, rentrer la nuit, épuisée, écœurée, angoissée, sans mémoire. »
L’urgence cataclysmique est une urgence vitale. Elle donne son rythme furieux au tempo interne du sujet et sa coloration exaltée, frénétique, voire enragée, à l’existence même.
La mémoire effacée
« Lorsque je parle de cette période, je m’arrête et je me questionne. Je ne suis pas sûr de mes souvenirs. Je doute. Presque soixante ans après, l’amnésie qui frappe la période de mon enfance reste si profonde, si dense… » affirme Claude, qui a connu, enfant, les horreurs quotidiennes de la guerre à Alger.
Cet « effacement de la mémoire » lors d’une catastrophe, ou conséquemment à une catastrophe, signe l’échec des possibilités défensives usuelles et la mise en place d’une mesure de sauvegarde psychique face au risque de se sentir complètement dépassé par l’apocalypse, face à un danger d’extinction ou d’anéantissement, de soi tout autant que de ses proches. Cet effacement correspondrait à un vœu puis à une action de méconnaissance, par étrangéisation des incrustations catastrophiques dans la psyché.
J’appelle « étrangéisation » cet acte psychique de rendre étranger à soi-même, et aux autres, ce qui envahit trop largement ou pèse trop lourdement sur le sujet : entre refoulement et déni, incorporation et projection, internalisation et externalisation, et au-delà de ces défenses plus habituelles, manifestant l’impossibilité du recours aux ressources transitionnelles et médiatrices de la subjectivation. Cette impossibilité met le sujet dans une situation d’impuissance psychique, donc d’immense détresse, d’une détresse sans nom.
Face à l’insoutenable que représente la calamité endurée, la mémoire est altérée. Elle peut l’être sous différentes formes. Voici les principales que j’ai pu repérer :
– La mémoire totémisée est enjolivée (idéalisée) sous la forme d’un mythe de pureté, de perfection ou de suprématie. Elle devient une « idéalogie » (un idéal de compensation) propre au sujet et à sa famille, ou façonnée puis revendiquée par sa communauté.
– La mémoire est fétichisée sert d’instrument pour assurer une jouissance autocentrée, fermée, tournant en boucle, hors du réel et du passage du temps.
– La mémoire est fossilisée a été momifiée, souvent parce que trahie par des mensonges individuels, institutionnels ou officiels, pour devenir intouchable.
Une « haine de la mémoire » intervient diversement dans ces travestissements, autant au niveau des sujets qu’au niveau des groupes.
Dans ces trois formes d’altération, la mémoire semble frappée par l’interdiction d’être interrogée.
Ainsi, l’étrangéisation, cette action psychique défensive par laquelle le sujet rend étranger à lui-même ce qui le plonge dans le chaos lors d’un désastre, aboutit à un effacement des traces. Il correspond à un vœu de méconnaissance, « étrangéisant » les empreintes et incrustations catastrophiques dans la psyché : elles sont bannies dans un hors-sujet : hors soi, hors lieu et hors temps. Le sujet ne veut plus rien avoir affaire avec elles et les considère comme complètement étrangères à lui[2].
Ce qui manque à la résilience[3] pour être collective
Dans les expériences relatées par les témoins, ce qui s’oppose aux possibilités de résolution de la destruction cataclysmique, autant sur le plan intrapsychique qu’intersubjectif, et même social, est justement cet effacement de la mémoire.
Le père d’Aude était favorable à l’indépendance de l’Algérie. Il a été assassiné par des membres de l’OAS. Aude se rappelle son arrivée en France, au début de son adolescence. Elle témoigne de la désolation qu’elle a connue alors : « Je recouvre la mort de mon père sous les décombres et les victimes d’une Algérie dont le souvenir s’efface très vite dans la mémoire des gens en métropole qui, de toute manière, n’étaient pas vraiment informés ni conscients de l’état de guerre et de terrorisme que nous venions de vivre. C’est comme si, avec nos histoires, nous revenions d’une contrée très lointaine, insignifiante, étrangère en tout. »
La mémoire est maltraitée parce qu’elle est l’objet de la haine de l’autre en soi, haine de l’autre histoire, de l’autre lieu (celui d’avant, derrière soi) et de l’autre temps (le temps d’autrefois, mais surtout le temps du désastre). Nier la mémoire correspond à nier ce temps réel vécu. La haine est sans pitié et sans limite dans sa dévastation. Il devient alors nécessaire de se nier soi, celle ou celui qui a vécu « ça » : l’exode, la guerre, l’horreur, la misère, le malheur, l’incompréhension, la révolte, l’abattement…
Aude le confirme avec ses mots : « Une fois en France, je ne crois pas que je vivais avec l’Algérie, avec la guerre et la catastrophe, « avec ça » : « ça » n’existait plus. Juste la rage m’habitait. »
Le sujet n’est pas seul à devoir nier le cataclysme donc à se nier lui-même, à cause de cette « faute impardonnable » de l’avoir vécu, de l’avoir connu. Son entourage aussi partage cette volonté (nécessité ?) de négation et entretient le négationnisme.
Songeuse, Aude poursuit : « Le silence de ma mère recouvre tout de cendre et de plomb. Personne à qui parler, personne ne me parle. Pas même cet oncle tant aimé, frère de mon père, qui soutenant ma mère comme il l’a pu, ne trouvait sans doute pas nécessaire de consoler l’adolescente exaltée que j’étais, ou ne savait comment s’y prendre. »
Voilà l’omerta qui empêche autant la resubjectivation que la résilience commune et partagée : ce « silence de cendre et de plomb » qui bâillonne la parole.
Aude reconnaît : « Ma grand-mère consolide le silence. Mon frère aîné est absent et son silence à lui s’est perpétué jusqu’à sa mort récente, à mes côtés. Mes frères et sœur cadets sont petits. « Protégés » eux-aussi par le silence ! »
La pratique du silence officiel est une affaire de famille, de groupe, de communauté.
Aude exprime son impuissance d’alors : « Tout ça n’existe pas. La négation ne se glisse pourtant pas complètement dans mon âme, mais je ne sais plus rien à rien. J’explose dans une vie haletante, désordonnée, sans intérêt pour des études qui, pourtant, avant, me plaisaient tant. »
Les conséquences sur le sujet sont redoutables. Alors, « mieux vaut partir que de devenir folle », se souvient Aude…
Les catastrophes sociales se doublent-elles de catastrophes personnelles et intimes ?
Pour le sociologue Louis Moreau de Bellaing, « La réponse est difficile, car la catastrophe sociale, dans le cas de la guerre d’Algérie, fut, pour les Algériens comme pour les Français d’Algérie et pour mes camarades de l’armée, littéralement confondu avec la catastrophe personnelle, intime qu’elle provoquait. Un de mes camarades a été obligé de fusiller, étant dans un peloton d’exécution, une femme et une petite fille. Comment peut-il séparer la catastrophe sociale et la catastrophe intime ? Il pleurait en me le racontant. Dans d’autres cas, il me semble qu’il est important de les distinguer. L’une, la catastrophe sociale, double l’autre. Elle écrase un peu plus celui qui, dans une catastrophe personnelle, subit les contrecoups de cette catastrophe sociale. »
Aussi, affirmer que la catastrophe sociale provoque la catastrophe personnelle dans tous les cas paraît risqué et pourrait bloquer la recherche. La question reste donc ouverte.
Transferts sur la mémoire et effacement des traces
Pour un individu exilé ou catastrophé, la mémoire est altérée par la disparition des réalités tangibles sur laquelle elle s’appuie, alors que, parallèlement, cette mémoire semble ne pouvoir restituer que certains souvenirs, toujours les mêmes, venant camoufler la béance de l’absurde, cette absence complète de sens concernant l’épreuve qu’il a endurée.
L’action psychique assurant la disparition des traces opère tel un flou, un brouillard, voire une abolition qui entraînent l’évanouissement de la mémoire.
Une mémoire déportée
Au-delà du sujet, au niveau de la famille ou de la communauté, effacer les traces peut correspondre à une règle d’application de la « loi du silence ». Sans parole, sans expression, les événements s’estompent. À force d’être tus, ils n’ont plus d’existence, le doute s’installe, puis l’oubli forcé les rend étrangers à ceux-là mêmes qui les ont vécus.
Ainsi disparaît la mémoire. Le groupe et la société s’en méfient. Le sujet catastrophé est mis en doute par rapport à ce qu’il a réellement vu ou entendu. Cette mise en doute est comme une injonction non dite, une injonction in-dite de nescience : « Tu n’as rien vu, rien entendu, il ne s’est rien passé d’important ». « Tu ne sauras point » en est le commandement secret.
Nous pouvons ici percevoir la différence fondamentale avec le déni, comme défense massive du sujet lui-même, niant la réalité qu’il a vécue ou dont il a été témoin. L’étrangéisation, elle, est induite par le contexte catastrophique en tant que tel, puis souvent relayée par la communauté ou le corps social : elle est insinuée, si ce n’est imposée, de l’extérieur.
Cet oubli forcé est un bannissement. Le sujet est banni de lui-même, de son histoire, de son vécu. Il perd ses capacités de souvenance, comme s’il n’avait plus de sol sur lequel se tenir et avancer. Un exil psychique s’ajoute à la migration physique.
Ce ne sont pas seulement les personnes qui sont déportées et exilées, la mémoire est également déportée. Les souvenirs sont durablement maintenus en exil, en un lieu lointain, comme si – paradoxalement – il s’agissait d’un moyen de ne pas oublier complètement que l’apocalypse a eu lieu, tout en escamotant sa réalité et ses conséquences.
Uchronie, dyschronie et idéalogie
Avant le difficile retour au temps présent, les sujets catastrophés disent avoir vécu dans une forme d’uchronie, plus que d’atemporalité. Le dictionnaire Larousse définit l’uchronie comme une « reconstruction fictive de l’histoire relatant les faits tels qu’ils auraient pu se produire ». Non-temps ou temps qui n’existe pas, l’uchronie désigne une époque imaginaire sans lien avec la temporalité sociale (par exemple celle du pays d’accueil après un exode) ou sans correspondance avec le temps historique (par exemple l’histoire officielle). Époque imaginaire ne veut pas forcément dire fictive. Les exilés que nous avons interrogés ont vécu, longtemps, très longtemps, dans ce temps figé du monde d’autrefois à jamais englouti.
La famille de Béatrice a dû quitter Oran de façon dispersée. Ses parents, expatriés plus tard qu’elle, et séparément, n’ont jamais pu se remettre de leur exil forcé. Leur abattement mélancolique pèse encore sur Béatrice. Elle s’insurge douloureusement contre cette pression qu’elle a vécu en France longtemps après son arrivée en 1961 : « On ne peut pas décider d’oublier, de « tourner la page » comme disent les gens qui vous assurent qu’ils vous veulent du bien, mais ce n’est pas une question de choix ou de détermination. Il n’y a pas de choix, parce que la douleur reste, parce qu’il manque par exemple la reconnaissance réelle, officielle, publique de la souffrance personnelle et collective. »
La fable favorable ou optimiste de « l’idéalogie »[4] correspondrait alors au discours idéal, ou discours sur l’idéal, des catastrophés tentant de maintenir d’une façon ou d’une autre ce temps perdu du paradis d’avant le désastre. L’idéalogie positive d’un groupe exprimerait son uchronie, cette époque devenue imaginaire, ou embellie par l’imaginaire, de la vie commune souvent heureuse précédant la catastrophe.
En revanche, les formes plus pessimistes ou plus sombres de l’idéalogie, qui peuvent d’ailleurs se transformer en idéologie, sembleraient plutôt dériver d’une dyschronie, ce temps du cauchemar, temps irréel – car le cataclysme est trop réel pour paraître vraiment possible, concevable, et pour être accueilli puis symbolisé comme tel[5].
D’après nos observations, la dyschronie découlerait de l’étrangéisation de la mémoire catastrophique. Elle correspondrait au moment isolé du cataclysme, à l’isolat de la mémoire bannie des événements du désastre et de son vacarme infernal, à l’île hors temps ou au territoire d’outre-temps de cette mémoire déportée flottant sans attaches dans l’inconscient communautaire. Car l’étrangéisation, fabriquée par le groupe, ne produit pas une inclusion intrapsychique mais une exclusion extrapsychique, une crypte communautaire enterrée dans un moment commémoratif ou projetée sur un groupe étranger, parfois par le biais d’une idéologie justifiant l’ostracisme…
Il serait non seulement intéressant mais surtout très important de mener quelques recherches de fond pour découvrir quels cataclysmes, donc quelles étrangéisations, ont pu produire les idéologies racistes ou nationalistes qui ont abouti à la mise en place socialement institutionnalisée, et politiquement justifiée, de l’esclavage ainsi que des génocides qui ont marqué l’histoire de l’humanité.
Les processus d’étrangéisation
Grâce à une étude récente plus vaste, dépassant le seul cadre des catastrophes, j’ai découvert que les phénomènes d’étrangéisation sont fréquents et variés. Je remercie Serge Tisseron de m’avoir accompagné dans cette nouvelle phase de recherche et de m’avoir aidé à préciser plus distinctement les contours de cette nouvelle notion.
Une première définition psychopathologique
L’étrangéisation est une défense paradoxale contre le désastre puisqu’elle y contribue tout de même, principalement en privant le sujet de sa mémoire intime, sensorielle et affective.
Elle peut revêtir trois formes :
1) Se percevoir soi-même comme étranger à soi : devenir un étranger, être étranger à soi-même, ne pas se reconnaître, avoir honte de ce que l’on est ou de ce que l’on a vécu, voire se sentir un monstre ou porteur de monstruosité.
2) Enfermer une « étrangèreté » à l’intérieur de soi : porter en soi une déchirure interne imposée, une brèche étrangère, stigmate de la catastrophe comme mutilation de la mémoire subjective, exilée hors de soi et hors temps dans un no man’s land. Cette séquestration honteuse et silencieuse de l’étranger se réalise au risque de ne pas se reconnaître soi-même dans des situations exceptionnelles alors qu’on se reconnaît habituellement puisqu’on n’a affaire qu’à la partie non cachée de soi[6].
3) Rendre l’autre étranger à soi (ou l’exclure de son groupe de référence) pour le maintenir à distance, le mépriser, l’humilier ou le désigner comme un ennemi, voire le détruire.
Les processus psychiques à l’œuvre sont particulièrement complexes et intriqués :
– La mémoire de la tragédie subit l’influence d’un effacement subjectif nécessaire à la survie psychique individuelle et communautaire.
– Le groupe l’enclave dans un monument matériel ou culturel sous la forme d’une idéalogie (un idéal personnel ou communautaire), puis même d’une idéologie.
– La violence du désastre escamoté resurgit sous forme de projection pulsionnelle et doctrinale contre un groupe extérieur considéré comme néfaste ou dangereux.
Aussi l’étrangéisation est-elle une dissociation partielle, non d’avec la conscience toute entière mais d’avec l’apocalypse (et son expérience). Cette dissociation est assortie d’une exclusion subjective, et d’une inclusion groupale, projetées après-coup sur un corps social hétérogène. Les fantasmes qui l’accompagnent sont des fantasmes subjectifs d’excorporation et des fantasmes communautaires d’incorporation, assortis de fantasmes de destruction, voire de meurtre, de ce qui est considéré comme « étranger » ou vécu comme périlleux parce que trop différent de soi ou trop en résonnance avec le cataclysme lui-même.
La peur, voire le rejet, des Maghrébins aujourd’hui en est une illustration parmi d’autres, tout comme le furent la stigmatisation des Juifs, puis (après la seconde guerre mondiale) des Allemands, et enfin – diversement – des immigrés italiens et espagnols en France.
L’étrangéisation est donc un mécanisme de défense partagé parce qu’à la fois intrapsychique, intersubjectif et groupal. Cela le rend d’autant plus difficile à repérer et, surtout, à accepter. Le groupe communautaire se crispe sur ses convictions alors que le sujet se croit dépendant de sa communauté puisqu’elle est – malgré lui – dépositaire de cette mémoire qui lui fait défaut.
Quelles conséquences ?
Les processus d’étrangéisation suivent les trois temps de la catastrophe :
- Avant la tragédie, l’impréparation complète qui mène à la stupéfaction puis au dénuement, à la vulnérabilité extrême.
- Pendant le cataclysme, la déflagration, l’effraction, le débordement de toutes parts, puis très rapidement la perte de conscience et de consistance subjective.
- Après le désastre, la sidération, l’hébétude, puis la désolation ; enfin, bien après, la reconstruction idéalisée d’un drame acceptable pour la communauté et la collectivité.
L’étrangéisation a donc des effets autant individuels que collectifs.
Ce qui est intime, privé, est perdu parce qu’exclu, ou s’évanouit parce qu’inhibé et rendu invisible. Le sujet se replie sur lui-même dans une forme de nostalgie du paradis perdu, dans un monde de rêveries et de sensations disparues, à moins qu’il ne se voue corps et âme à la cause de sa communauté d’origine, en s’oubliant au profit de la sauvegarde du groupe.
Ce qui est extime, public, reconnu officiellement, est rendu particulièrement visible et exhibé sous forme de mémorial ou de monument[7]. Un discours communautaire idéal (idéalogie) est construit pour corroborer cette version officielle des « faits », puis une idéologie politique, aussi consensuelle que normative, est produite pour « rassembler » les citoyens autour d’une idée fédératrice valorisante.
Il semble donc que l’étrangéisation ne soit pas un phénomène limité dans le temps, concernant uniquement la période qui suit une catastrophe, mais qu’elle puisse perdurer et, même, se développer avec les années, bien au-delà du cataclysme. Elle vise alors à :
1) rendre moins visible encore à soi-même ce que l’on se cache, ou ce que l’on doit oublier pour continuer à pouvoir appartenir à son groupe de référence ;
2) rendre plus visible encore ce qui est destiné à dissimuler ce que l’on ne veut pas voir ou ce que la communauté impose de camoufler pour assurer sa cohésion ;
3) rendre l’autre encore plus étranger à soi et à son groupe, pour maintenir un pôle d’exclusion en dehors de soi, qui puisse maintenir l’effacement de la mémoire par la communauté.
Spécificité de l’étrangéisation
Comme nous venons de le préciser, l’étrangéisation correspond au bannissement de la mémoire. Il s’agit de l’acte psychique par lequel, sous la pression, souvent implicite, parfois explicite, de sa communauté, le sujet rend étranger à lui-même ce qui a provoqué sa désubjectivation.
L’étrangéisation se distingue du « révisionnisme psychique » dont parle Pierre Benghozi (1996), qui désigne le déni du massacre, la négation de l’évidence, le refus de considérer la réalité de l’horreur, autant par les sauveteurs sur place lors des massacres, ou juste après, que par leurs proches, à leur retour chez eux. L’étrangéisation ne nie pas le réel, ne fait pas comme si de rien n’était, elle cherche plutôt à désactiver, pour soi et pour ses proches, la mémoire d’un réel qui pourrait faire voler le moi, ou le groupe, en éclats.
L’étrangéisation est également différente de « l’enfouissement » proposé par Ciccone et Ferrant, concernant la honte ; mécanisme opérant autrement que le refoulement.
« L’enfouissement au sein du moi implique une topique de la profondeur, différente des processus de refoulement. Il s’agit d’une opération qui ‘empile’ des couches de souvenirs autour du noyau douloureux, comme une sorte de pansement, et qui implique en même temps des stratégies d’évitement. […] L’enfouissement ne transforme rien : il ne modifie pas la situation qui reste intacte et conserve sa potentialité blessante[8]. »
L’étrangéisation se distingue de l’enfouissement en ce qu’elle déloge du moi ce que le moi ne peut soutenir et ne peut métaboliser : elle rend hétérogène au sujet la mémoire de la tragédie endurée. En effet, le sujet se présente à lui-même la catastrophe comme lui étant étrangère, alors qu’il sait l’avoir vécue avec ceux qui étaient présents autour de lui à ce moment-là. Le drame a eu lieu, il existe, mais il ne le concerne pas (ou plus).
Le mécanisme de défense typique du trauma dont se rapprocherait le plus l’étrangéisation serait la dissociation. Ferenczi l’a définie comme une mesure de sauvegarde extrême consistant à se voir comme un autre à qui le pire arrive[9]. Concernant ce que nous avons pu mettre en évidence de la désubjectivation résultant d’une calamité, cette « dissociation » aurait lieu non pas avec soi, mais avec la catastrophe elle-même, et plus encore avec la temporalité usuelle qui avait cours avant le cataclysme et, finalement, avec la mémoire du désastre. L’étrangéisation a partie liée avec un bouleversement de la relation au temps et un transfert sur la mémoire, dans le sens où la mémoire est considérée, traitée, voire manipulée, dans un but défensif en la rendant étrangère à soi-même, comme abstraite et non réelle.
Nous avons enfin observé que ce mécanisme d’étrangéisation ne concerne pas seulement la mémoire, mais l’autre, surtout si cet autre semble trop peu conforme à ses propres croyances et à ses « idéaux ». Il permet de rendre l’autre suffisamment étranger pour justifier de le caractériser, le juger, le rejeter, voire le haïr…
En effet, le mécanisme de défense massive qu’est l’étrangéisation est également présent, qu’il soit bruyant et apparent ou non, dans tous les phénomènes de stigmatisation, d’ostracisme et d’exclusion qui touchent plus ou moins violemment les personnes jugées « gênantes », voire « dangereuses », car considérées comme « a-typiques » voire « a-normales » dans un groupe social : immigrés, exilés, gens du voyage, homosexuels, transsexuels, clochards, marginaux, etc. L’étranger ne l’est que parce qu’il a été rendu tel pour le maintenir à distance, ou pour le placer durablement en position d’infériorité.
Il va de soi que tous ces processus sont très largement inconscients pour les protagonistes du drame, les individus aussi bien que les groupes[10]. Nous n’en sommes qu’aux prémices de leur mise en évidence, et cette première étude en appelle d’autres, cliniques surtout, sur une plus large échelle et concernant des phénomènes humains aussi variés que possible. Il restera à préciser, entre autres choses, la part du sujet et celle du groupe dans l’induction du processus d’étrangéisation, autant que dans sa mise en mise en œuvre, puis dans sa pérennisation…
[1] Saverio Tomasella, 2016. Désubjectivation, resubjectivation et résiliance collective en situations de catastrophe : l’exil des populations européennes et juives du Maghreb au moment de la décolonisation, thèse de doctorat, Université Paris-7 (USPC).
[2] Il serait aussi possible de former ce néologisme à partir du grec ancien xenos, désignant l’étranger. Ainsi, la « xénose » définirait un fonctionnement installé de « xénisation ».
[3] J’utilise l’écriture avec un « a » proposée par Serge Tisseron pour signifier qu’il s’agit d’un processus psychique (La résilience, PUF, 2007).
[4] S. Tomasella (2016), o. c.
[5] « Dyschronie » est un mot peu utilisé. Il a pu être employé en psychopathologie pour décrire un « manque d’adaptation à son temps, une difficulté à appréhender toute notion du temps ou d’organisation temporelle, chez un sujet qui peine à se repérer dans le temps ». Cf. Bernard Gibello, 1976. « Dysharmonie cognitive : dyspraxie, dysgnosie, dyschronie. Des anomalies de l’intelligence qui permettent de lutter contre l’angoisse dépressive », Revue de Neuropsychiatrie Infantile et d’Hygiène Mentale de l’Enfance, 24(9), p. 439-452.
[6] Une des modalités, plus connue, de ce phénomène concerne l’inclusion psychique et son corollaire, le « fantasme d’incorporation ». (Cf. Nicolas Abraham, Maria Torok, 1978. L’écorce et le noyau, Flammarion.) Comme nous l’avons vu, l’étrangéisation opère plutôt par exclusion psychique au niveau subjectif, alors que l’inclusion a lieu au niveau du groupe, avec des répercussions psychiques subjectives sur chacun de ses membres.
[7] Serge Tisseron a mis en évidence le « monument destiné à se cacher encore mieux ce qu’on ne veut pas voir » (Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999).
[8] Albert Ciccone, Alain Ferrant, 2009. Honte, culpabilité et traumatisme, Dunod, p. 80.
[9] Sándor Ferenczi (1930, 1932, 1934), Le traumatisme, Payot, 2006. Ce mécanisme de défense face au trauma a aussi été mis en évidence par J.-M. Charcot, puis par Pierre Janet dès 1889, dans L’Automatisme psychologique, L’Harmattan, 2005.
[10] Cf. S. Tomasella (2016) pour l’ensemble des entretiens cliniques qui ont permis ces observations.