L’esthétique; ses rapports avec l’art, la forme, le concept.

Michel Brouta

Vaste programme qui s’ouvre par l’esthétique. Comment aborder cette dimension ?

1) Lorsqu’on parle d’esthétique vient tout de suite à l’esprit l’idée du beau.

Francois Cheng

 « La beauté du monde ne prend sens que lorsqu’elle est appréhendée, intériorisée par l’âme humaine. La beauté objective devient résonance, devient force, elle anime les étoiles et l’âme humaine. »

Cette direction conduit vers un absolu qui projette dans une autre dimension, celle définie par le beau avec son ressenti de jubilation extatique atemporelle, qui tient plus de la grâce que du plaisir, dans un vecteur de transcendance où se font jour les vérités éternelles et universelles.

Nous ne sommes pas loin du registre du divin, bien que sur la base du mythe antique se soit déjà opéré une révolution, l’homme a déjà pris le pouvoir de dire le beau.

Botticelli 1480 le jugement de Paris photo parue dans le Figaro

Cette question du beau paraît le point de critique de Kant vis à vis de Baumgarten, qui insiste sur le coté science de la connaissance sensible dont le fondement n’est pas métaphysique mais phénoménologique.

Pour Kant, d’après Evelyne Buissière :

•          L’effet produit ne relève pas de l’objet mais de la représentation qu’on s’en fait.

•          Si la plupart du temps la diversité du sensible dans la construction de l’imaginaire va se confronter à l’entendement pour que le concept d’un objet réponde à l’intuition dans une objectivation vérifiée, pour l’esthétique pas de concept qui soit objectivation mais un inaboutissement.

•          l’esthétique est un universel qui va au delà des intérêts, donc en dehors du politique, plus particulièrement parce que cette dernière est la scène des conflits.

Elle souligne qu’ainsi Kant élabore la notion de distance esthétique qui vide l’art de tout pouvoir pratique.

« Le plaisir  vient de l’harmonie des facultés de connaissance. »

Le plaisir n’est pas la finalité de l’objet beau, mais l’universalité d’un état subjectif. 

« C’est l ‘éprouvé d’un plaisir sensible à une forme abstraite. »

Quant à l’imagination elle est  « créatrice de formes arbitraires d’intuition possible » dans une liberté qui s’oppose aux règles. Ainsi se pose la question de la part cognitive dans l’œuvre de l’artiste. Comment Kant définit-il l’art pour qu’il puisse être l’objet d’un jugement de goût ? Et donc que le jugement de goût ne porte pas seulement sur la beauté naturelle, même si la beauté naturelle en constitue le paradigme ?

Cette approche de l’esthétique où le beau est en référence tout en étant exclu de la qualification de concept, pour être positionné comme universel, me paraît un paradoxe. Peut-on faire l’économie du concept ? Ne serait-ce que pour désigner cette référence comme universelle. Concept est une notion qui a évolué dans le temps depuis Kant et nous en reverrons une approche avec Deleuze.

Mais si nous reprenons le fondement de la notion d’esthétique chez Kant, c’est de l’écart posé d’emblée, entre objet et sujet (celui-ci déterminant la représentation comme n’ayant aucune des qualités de l’objet, pour n’être issue que de l’intérieur de la subjectivité), que nous viennent les interrogations.

Position idéaliste, elle peut être tenue,  jusqu’à ce que la notion même de représentation vienne à être interrogée, d’abord dans ses formes, elles sont multiples, puis dans son existence même. Cet écart est posé là constitutif, comme amputation des possibilités d’un retour vers  les propriétés des objets. Seul, ce plaisir suspendu, passif, transcendant occupe l’espace.

Là encore une contradiction apparaît lorsqu’ il est question de l’artiste. Kant introduit la notion de liberté réduite (l’artiste s’impose un objectif) qui viendrait questionner cette possibilité de beauté ici fusionnée avec l’esthétique.

Dans cette même lancée semble-t-il, l’art s’est chargé à la fin du XIX siècle d’une mission qui lui assigne la place équivalente à celle d’une religion comme souligne Nella Arambasin. Les tableaux sont sacrés pour des raisons autres que religieuses, le génie et la foi sont placés côte à côte. Tel est le point de vue tenu par les critiques d’art de cette époque. C’est le moment où le dogme chrétien est remis en cause, Dieu est mort, mais le religieux ne l’est pas. C’est aussi le moment d’un refus de l’académisme, bien que la modernité critique n’ait pas pour autant renoncé à la transcendance, comme en témoigne le commentaire d’Ingres ou de Puvis de Chavannes par Octave Mirbeau.

C’est la tradition qui est remise en questions,  aussi bien la tradition artistique que religieuse. Le mystique garde sa place comme l’évoque le commentaire d’Apollinaire à propos de Picasso et de sa période Bleue.

Le développement qui suit  reprendra chacun de ces points, mais les conduira dans un autre registre d’analyse.

2) De la sensation vers l’émotion

 Pour Baumgarten, dans la suite de Leibniz (il est aussi mathématicien)  le terme Esthétique issu de Aithétikos  se réfère à la perception par les sens, ou encore faculté de sentir, qui ouvre la  possibilité d’une connaissance esthétique indépendante de la connaissance logique.

Précédemment nous avons évoqué comment Kant a cheminé depuis  cette proposition première de Baumgarten,  c’est pourtant elle que nous adopterons comme repère ici. C’est surtout l’aspect connaissance qui nous paraît intéressant.

Il n’est d’œuvre d’art qui ne réfère à une sensation pour entrer dans l’ordre de l’esthétique. Cette sensation  n’est pas élémentaire mais une intégration d’une certaine complexité apte à créer en retour un mouvement  conscient ou pas qui se répercute à l’entourage. Émotion pourrait être employé ici, mais force est de constater que le terme rejoint cet ensemble flou des émotions en général, bien que des tentatives de catégorisation aient été tentées  pour individualiser une émotion esthétique. Si elle ne fait pas partie des émotions de base(peur, tristesse,colère, joie) décrites par Descartes,  une étude récente des réactions émotionnelles la fait figurer parmi un répertoire de 27 types d’émotions repérées.

Nanay  situe l’esthétique dans une qualité d’attention particulière.

 Cette émotion pourrait par analogie se rapprocher un peu  de la façon dont se constitue une bulle, d’abord ponctiforme, puis individualisée, puis disparaissant. Une conjoncture évolutive, évanescente ne laissant que quelques éclaboussures, parfois un geste, un son, un commentaire, ou pour être plus neurologique, la décharge d’un seuil critique atteint, passage transitoire d’une configuration qui se résorbe.

 La conscience est à considérer comme contextualisation de l’émotion, elle n’en est peut-être qu’un des acteurs ; contextualisation par niveau de conscience, disposition, attention, éducation au ressenti. 

3) L’émotion et le mouvement qu’elle induit.

 L’art a pu être pensé comme générant une diversité d’expériences parmi lesquelles l’expérience esthétique, sans la résumer pour cela au beau et, dans ce registre,notre recherche s’intéresse à l’effet produit et sa production. Cette recherche conduit à une sorte de configuration d’un espace et d’un temps où il est possible de rassembler : Un créateur et une création et, parmi les receveurs, une sélection d’amateurs (ceux que l’œuvre sélectionne, autant que les amateurs eux-mêmes sélectionnent les œuvres), pour un retour vers les créateurs. Un public vient voir, achète, critique,  un courant d’échange nait entre les amateurs avec la participation du créateur. L’image de la bulle reste ici intéressante dans la conjonction des forces nécessaires pour la réalisation de la boucle : produire, exposer, œuvrer, dans les relations humaines, constellation  qui constitue une sphère artistique avec ses tensions.

Il était possible devant l’œuvre d’art qui n’utilise somme toute que des matériaux courants d’aller chercher du coté de la magie voire de la foi pour rendre compte de l’ampleur de la dynamique de retentissement comme si l’oeuvre d’art répondait à une nécessité supérieure.

Chacun des éléments de cet ensemble considéré comme acteur, pris  dans cette histoire, (parce qu’en plus cette dynamique fait histoire) a été approché séparément pour comprendre Comment aborder la recherche de ce qui est en jeu:

Qui est celui qui produit ?

Qui est celui qui regarde ?

Que comporte la production ?

Dans quel contexte cela s’inclut-il ?

De telles focalisations de l’intérêt apportent chacune une mine de renseignements.

Ainsi ce qu’il en est de l’artiste de sa vie personnelle (approche psychanalytique) de son époque (approche historique) constituent les éléments d’une réalité dont il est possible de suivre le devenir dans la production. La communauté de réalité, de culture, entre l’artiste et son public interfère également dans ce qui nous occupe. Pourtant notre compréhension  par ces approches reste partielle.

4) Variations dans la Réalisation d’une œuvre et effet esthétique.

L’analyse de la réalité de production peut ouvrir des perspectives fructueuses.

 Il est notable que la possibilité d’atteindre un effet esthétique perdure  malgré la diversification des matériaux employés  et des modalités techniques de les travailler.

L’étude de l’image peut interroger sur les modalités de perception, parmi lesquelles la dimension esthétique. L’image telle qu’un tableau la concrétise paraît avoir une efficacité partielle, elle participe de l’effet, mais jusqu’à quel point ? Nous avons l’expérience par exemple d’une émotion différente provoquée par la photo d’un tableau et le tableau lui même, la reproduction d’un tableau et le tableau original, sans compter les différences induites par  le contexte de  présentation.

 Dans cette image, le thème (un paysage, un personnage, une femme,) le mouvement, sa cinétique, l’attitude, mais aussi la netteté, les couleurs, les lumières, les proportions, les différents matériaux, la façon dont ils sont employés posés projetés, écrasés, au pinceau au couteau au pistolet, en coulures sont aussi des composantes de l’effet esthétique.

Cristo Epaquetage de l’arc de triomphe 2021

Cette image peut être en miroir d’un réel concret, déjà là ou construit, ou d’un réel fictionnel. Quelque soit le chemin, la dimension esthétique peut ainsi se constituer, mais elle peut ne pas advenir.

Il est aussi possible de remarquer que la dimension esthétique n’est pas la seule convoquée dans la rencontre avec le concret de l’art. Elle peut s’inscrire de façon juxtaposée dans un système de significations de registres variées, signes organisés d’un langage, comme par exemple la page d’écriture, aussi bien que dans la fonction de l’outil dans son rapport à l’utilisateur.

Néanmoins l’objet d’art peut être catégorisé comme objet inutile, l’objet esthétique ne s’y réduit pas. L’utilité de l’objet d’art se trouve être pour l’expression humaine une voie qui paraît avoir été empruntée de façon universelle.

5) Variations de la réception de la dimension esthétique.

Du coté de l’observateur, nous voyons que l’effet esthétique s’il existe probablement chez tous s’exerce différemment chez chacun. Pour autant sa fréquence varie et son intensité aussi selon les objets, les temps, les lieux, les personnes. Que peut-il bien se produire pour qu’un même objet soit reçu de façon aussi variable, parfois changeante chez un même individu ? Si j’évoque ici une variation de sensibilité nous restons loin de la question. Tentons une hypothèse, celle d’un rapprochement entre « les contingences de l’objet, et celles de la sensibilité.» Peut-on voir cela comme le sensible ? (ni sensation, ni perception) Le sensible dans son assimilation à l’esthétique ? Ce sensible nous n’en recevons que des effets que des traductions possibles, des effets distillés. Si nous prenons la situation d’observation du coucher de soleil, phénomène naturel qui touche notre sensibilité, elle n’informe en rien de ce qui se déroule physiquement sous nos yeux à savoir e fait que la terre tourne autour du soleil .

la photo produit-elle l’effet?

Dit autrement la compréhension ne réside pas dans l’effet sensible, la compréhension nécessiterait d’en appréhender le mouvement. » La cause ou la raison de quelque chose n’est pas la chose elle même » peut dire J.L. Nancy.

6) L’esthétique  dans l’espace interhumain ;  règles de la communication artistique  

Ehrenzweig pourtant part de ce qui nous est accessible du senti pour le déconstruire vers ce qu’il appelle une matrice indifférenciée de la perception. Partant de ce qu’il considère comme l’échec de la psychanalyse en ce qui concerne l’esthétique, il soutient avec Kris que la structure de l’art défie nos pouvoirs conscients de visualisation. Il évoque cet aspect du syncrétisme de l’esprit à propos de la vision des couleurs et de la révolution impressionniste. C’est à partir de schèmes conventionnels qu’une puissante illusion d’extériorité qu’offrait le réalisme faisait l’accepter comme des descriptions précises de la réalité. «  Gombrich souligne que la cohérence du tableau repose sur des schèmes entièrement conventionnels que l’artiste a appris à lire comme s’ils étaient objectifs et réels comme la réalité elle-même ; composer un tableau réaliste revenait donc à jouer un jeu en observant des conventions qui se modifiaient constamment comme le font les règles d’un jeu ». Ordre caché de l’art dira Ehrenzweig . L’évolution de la règle couleur montrait que la distribution des couleurs était aussi importante que l’imitation pour rendre la correspondance dont nous parlions à propos de l’impressionnisme. Ainsi cette hypothèse théorique de règle peut-elle se mettre en parallèle avec la théorie du langage chez Wittgenstein  lorsqu’il évoque l’usage. Ce rapprochement  amène l’idée  chez Kosuth de nommer proposition  la production d’une œuvre.

C’est un peu dans cet au delà que nous sommes alors entrainés. Une recherche de l’art qui irait plus loin que la quête portant sur l’effet, pour envisager de nouveaux points de vue, afin repérer une cohérence intrinsèque de l’art et l’envisager  distincte ou indépendante du senti, ce qui n’empêche pas secondairement la possibilité d’un ressenti.(Et sur ce point il se peut que Kosuth soit en désaccord.)

 Kosuth retient de son coté  que cette gouvernance de l’artiste est plus large d’une certaine façon que cet objectif de la palette des effets. La référence à l’au-delà se retrouve ici envisagée sous un autre versant que la foi.

Qu’est-ce qui ferait de cette cohérence une grammaire ?Laissant parfois choir, ou saisir un aspect d’elle même ?

Peut-on dire que Kosuth en donne un exemple avec l’apparition du cubisme, véritable création dans le mouvement de la peinture ? Cette nouveauté place dans la suite les peintres cubistes comme usagers en quelque sorte de cette étape. Cette césure dans le contour, ce bégaiement du trait, autant de marques d’une rupture pratique. Elle résulte d’innovations  qui se sont ajoutées  aux connaissances du territoire connu du peintre.

Elles viennent  de Maretz et Muybridge par la photo, le cinéma, le peintre s’en saisit,  pour introduire dans la peinture  ce nouvel aspect de la temporalité, et ouvre une autre voie à l’esthétique. Deux points sont à noter: Il n’est pas question du style que déploie chacun des interprètes (Picasso Leger), et cette nouveauté se détache de  l’individualité qui l’a introduite pour se déployer chez de nombreux artistes.

7) Communication artistique versus le langage.

carte postale photo de Kumurdjan; Figeac place des écritures par J Kosuth en hommage à Champolion

Ce qui varie avec l’apparition du cubisme, à été placé en situation de grammaire, Mais ces nouvelles sources pourrait  encore provenir du coté du langage, ainsi  Kosuth lorsqu’il formule que l’art possède en propre sa capacité d’expression (au sens de dire l’indicible), elle n’est cependant pas une capacité isolée de la parole puisqu’il ajoute : L’art est informé par le langage dans un monde socio-politique concret. Il devient un mode d’agir qui vise à transformer le monde.

C’est de cette approche, qui d’une parole d’abord cantonnée à une parole commentaire  s’est déplacée en une parole participative incluse, co-constructive de l’œuvre que témoigne les recherches de Duchamp d’abord avec la « boite verte » puis avec « la mariée mise à nu par les célibataires mêmes. »

Ce qui se produit alors pourrait rester dans le champ de l’expression.

Sur ce point nous pourrions rapprocher les travaux de Vygotski lorsqu’il en appelle à un langage social précurseur du langage intérieur dans l’hypothèse d’une ontologie différente entre le langage et la pensée. Il évoque la possibilité de croisement qui aboutit à la pensée verbale et au langage rationnel :

« Il y a une vaste zone de la pensée qui n’a aucun rapport direct avec le langage. Le processus de pensée qui se manifeste dans l’utilisation de l’outil appartient à cette zone, comme d’une manière générale l’intelligence pratique. »

« De même il n’y a aucune raison psychologique de faire dériver de la pensée toutes les formes de langage. Il existe un langage lyrique suscité par l’émotion. »

Prenant ainsi appui sur cette dynamique pensée langage, langage pensée, il est possible d’envisager une circulation évolutive qui prend en compte le remodelage du processus de pensée issu de la parole et la possibilité pour l’artiste d’avoir un accès à des modalités de son expression artistique qui évoluent elles aussi.

Benetto Groce voit dans son approche des années 1900 l’esthétique comme science de l’expression et comme linguistique. (Position que ne retient pas Danto)

Nous restons pour l’instant dans le domaine de l’élaboration de la relation interhumaine, par retour, dans l’interrelation, d’un effet de parole.

Cassirer dans la suite de Kant peut avoir cette formulation : « C’est le royaume de l’art qui détermine de façon fondamentale de l’intersubjectivité humaine concrète. »

Il envisage l’art comme activité symbolisatrice, productrice de symboles, qui nourrit la culture, et fournit à la Kulturwissenschaft le terrain des investigations théoriques.

A ce moment le propos diffère de ce qui centre l’intérêt visé ici, qui est plus dirigé vers le versant de l’activité productrice que vers celui de la production. C’est sur l’évolution de l’effet retour du langage sur l’idéation et la modification qu’il y induit que nous nous attarderons et pour cela nous allons avoir recours à la notion de forme.

8) L’esthétique dans son rapport à la forme.

Si l’expression artistique évolue, c’est selon l’assertion de Klee d’abord le fait d’une question de forme, et dans ce sens, c’est vers Goethe  que nous nous tournons.

 Goethe étudie  Lessing  sur le  Laocoon et reconfigure la question langage/forme dans l’art.

« La différence entre les arts plastiques et ceux de la parole, nous parurent bien distincts à leur sommet quoique voisins par leurs fondements. »

Cette étude de Lessing, pour la première fois amenait les arts plastiques (peinture et sculpture) a être considérés comme autonomes. (A savoir des arts de forme et de qualité sensibles spatialement étendues, et non pas de simples illustrations des arts littéraires.)

Se posait alors la question  de comment passer des formes empiriques aux formes esthétiques ? Ou encore d’où vient le supplément esthétique ( l’émotion dans le champ du perçu) ?

Cette recherche sur la forme  conduit  dès les premières tentatives vers les mathématiques.

Partant d’un formalisme strict localisé à l’œuvre elle-même, l’esthétique va d’abord conduire vers la quête des meilleures proportions dans la répartition des espaces constitutifs d’une œuvre.  Le nombre d’or est évoqué depuis Phidias. Par la suite sera introduite  la géométrie pour mieux aborder la perspective. Plus tard la recherche artistique prend en considération des avancées sur le chromatisme, le déroulement temporel, la lumière.

Julio Le Parc Série lumière métal exposition l’œuvre infinie Matmut

L’étude va ensuite s’élargir en prenant compte  de la relation entre matière, forme et contenu(représentation par ex). Pour Vygostki, c’est par l‘évolution des tensions émanant des ces différents champs que surgit le phénomène esthétique.

 Actuellement Nanay évoque une approche qu’il qualifie de semi-formaliste. Elle dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image, mais de façon beaucoup plus inclusive pour tenir compte aussi de l’aspect représentationnel (qualité de la mimesis), des propriétés de la scène ( ex les orientations du regard), et même des propriétés d’arrière plan(appartenir à un mouvement pictural). Nanay ira jusqu’à envisager une possibilité d’esthétique des idées à propos de l’art conceptuel.

Mais revenons aux conceptions de Goethe à partir desquelles Petitot va dérouler une démarche qui elle aussi s’acheminera vers une prise en compte mathématique. 

Goethe propose l’idée de schème de type générique Urpflantz et plus généralement l’Urphänomen qui peut être réalisé en une infinité de variants, d’occurrences, de tokens différents. Ce schème générique est l’identité originelle d’un genre ou d’une espèce, et en temps que tel, est de droit le principe générateur d’une variabilité infinie, même virtuelle. Ce schème comporte des lois d’organisation, sortes de nécessités intérieures.  La morphologie goethéenne est  inséparable des métamorphoses comme théorie des transformations morphologiques.

 Parlant des œuvres d’art  Goethe précisait que  l’œuvre et sa clôture sur elle-même  met l’émotion comme conséquence de certaines propriétés de la forme. Dans cet espace, il est possible d’envisager que s’organise des corrélations entre tout et parties  (symétries contrastes, parallélismes  etc),dans une temporalité propre à l’œuvre, où peut se compresser en un instant le plus grand intervalle temporel possible.

 Là encore Petitot montre comment ces hypothèses étaient reprises  par les formalistes Russes post kantiens pour l’élaboration par exemple d’un modèle narratif de morphologie générative, couplant catégories structurelles et catégories fonctionnelles. (Ce qui fait apparaître l’extension de l’approche forme vers l’expression littéraire.) Forme et littérature ont partie liée et nous acceptons mieux de cette façon que l’expression picturale comme le langage, puissent chacune constituer une occurrence de réalisation de la forme. (Lyotard le reprend dans  le livre « Discours figure« .)

Et c’est à partir de Goethe, si je suis toujours la démarche de Petitot que se poursuit la filiation vers Jacobson et toute l’approche structuraliste qui ouvrira vers l’anthropologie structuraliste de  Levi-Stauss. Structuralisme dont Maniglier nous montre à quel point il a été mésinterprété lorsqu’il lui est fait l’objection d’une certaine rigidité, puisque c’est sur la variation, donc la mobilité  et la différence, qu’il se fonde dans ses racines morpho-dynamiques.)

 Petitot  dans son analyse  formelle  montre que dans une œuvre se constitue un tout non générique (se dit d’une forme ou d’un rapport formel qui n’accepte pas de variations) et instable. Ce tout ainsi identifié se trouve être le principe fondamental de l’effet. « Il  permet l’émergence des significations sémiotiques non conceptuelles de l’intelligibilité et du pathos (le sensible) comme expressions médiates, des significations abstraites ». C’est dire un effet qui fait sens pour l’humain, une signification abstraite qui ne passe pas par le concept.  Petitot remarque que  Levi Strauss utilise à plusieurs reprises le principe structural (structures comme formes dynamiques en développement) pour l’étude de Eliezer et Rebecca de Poussin. C’est dans la suite de cette démarche que Petitot  propose : « Une phénoménologie naturalisée et morpho-dynamique » où prend place l’idée de la neuro-esthétique grâce à une modélisation physico-mathématique (Riemann,Thom). Il pose la relation étroite entre le concept de forme et celui de structure, dans un structuralisme dynamique montant de la forme esthétique vers l’idéalité du sens.

Le cheminement de cette pensée pose une ontologie qui précède le cadre de la relation inter-humaine, nous revenons ainsi vers Goethe :

« Ainsi fondamentalement nature et art peuvent –ils se placer à coté l’un de l’autre et on peut leur accorder à tous les deux le droit d’agir sans finalité en fonction de grands principes ……il y a partout des corrélations et les corrélations sont la vie. »

Pour aller plus loin il serait donc possible d’envisager un tronc commun qui concerne aussi bien le non humain que l’humain, tronc commun nature et culture,  langage et société,  autant de champs dont l’organisation nous insère ainsi dans une filiation ancestrale.

9) Le concept revisité.

« Chacun, chacune, émerge du même fond que tous-et ce fond est solidaire de tout le vivant, lequel est solidaire du cosmos, de tout ce qu’il y a et du fait qu’il y a tout ça. » JL Nancy

Dans cet exposé nous avons d’abord situé l’art dans l’espace inter-humain et dans son rapport  avec le langage, avec la société. En effet l’humain ne perçoit le monde au départ  qu’à travers l’autre (embryon/mère) puis avec l’autre.  C’est dans ce rapport que se développe l’approche du monde. Mais il arrive parfois que le monde  s’impose à la relation, à l’individu qui la soutient, pour mettre en question le rapport.  C’est dans la relation entre humains que va s’intégrer cet événement sous de multiples aspects pour la recherche d’un nouvel  équilibre.

C’est justement ici qu’intervient dans l’intelligibilité, la connaissance, ce qui procède de ce que nous nommons concept issus des abstractions par catégorisation dans une logique, et ce que nous venons d’envisager comme hors concept par les sens.

Il est enrichissant de revenir à l’accès aux concepts et à la façon dont Vygotski le décrit.

 Cet accès sera discuté plus tard par Piaget lorsqu’il prendra connaissance des critiques que Vygotski  lui adressait 25ans plus tôt. Notre attention est attirée particulièrement par ce qui concerne  l’apparition des concepts scientifiques qui repoussent notre intelligibilité au delà de l’interrelation pour apparaître parfois comme des universaux (la gravité)  qui constituent un point d’étude commun ;

 L’accord entre eux porte sur le fait  que,  concepts scientifiques et spontanés partent de différents points et se rencontrent éventuellement. (Notons l’existence supposée de concepts spontanés.) Piaget ajoute qu’une vraie rencontre prend place entre la sociogenèse des notions scientifiques et la psychogénèse des structures spontanées et pas simplement, comme le propose Vygotski ,que la psychogénèse est entièrement déterminée par la culture historique ambiante.

Sont ainsi construit des sortes de boucles successives à élaboration continuelle où varient à la fois les modalités du recueil d’informations et la complexité du système d’élaboration. Nous retrouvons l’approche Deleuzienne du concept que cite André Scala :

« Ni pure opération de l’entendement (Kant)

Ni une abstraction qui se mesurerait par son extension et sa compréhension,

Ni par une élévation au dessus du sensible. »

Avec dans la proximité de notre interrogation la notion que :

« Le concept ne se meut pas seulement en lui-même, il se meut aussi dans les choses et en nous, il inspire de nouveaux affects et de nouveaux percepts. »

Nous voyons là qu’il s’agit d’une possibilité de rassembler concept, affect, percept dans une même dynamique. Rassemblement qui pourrait individualiser l’œuvre d’art et se situer dans la suite des propositions de Goethe.

Kosuth  définit l’œuvre d’art comme  « idée d’idée » que l’artiste peut donner à « voir » par delà ce qu’il nous montre. Cette aptitude « à voir » est celle de l’homo pictor issu de la philosophie anthropologique de Hans Jonas, marqué par : «  La  caractéristique du fait trans-animal uniquement humain de contrôle éïdique de la motricité, c’est à dire au delà de la stimulation réponse, mais par la forme librement choisie, représentée de manière interne et projetée à dessein. »  C’est ce que Daniel Arasse nous retrace à partir de l’étude des Menines, pour en révéler sa dimension conceptuelle à l’oeuvre. C’est aussi ce que les artistes dits conceptuels ont tenté de nous faire approcher de ce « work in progress. »

10) Épilogue.

 Je souhaiterais rapprocher de ce travail quelques citations de Bertrand Russell issues de son livre « Histoire de mes idées philosophiques ». Il me semble que les questions qu’il aborde sont celles qui m’ont intéressées, je les lui dois,  sans doute autant qu’à Penrose et à bien à d’autres : String, Meillasoux et Maniglier. Qu’ils m’excusent d’avoir voulu jouer avec des sujets qu’ils ont si brillamment traités.

Dans la préface du livre  Allan Wood prête à Russell ce propos : « Ceux qui tentent de faire une religion de l’humanisme lequel ne reconnaît rien de plus grand que l’homme, ne répondent pas à mes besoins affectifs. Et pourtant, je ne peux pas croire que, dans le monde tel qu’on le connaît, il me soit possible de faire cas de quoi que ce soit en dehors des être humains. La vérité non humaine et impersonnelle semble être une illusion. »

Ce qui n’empêche  Russel pourtant pas d’aller vers cette rencontre…..

« La lumière provenant d’une étoile voyage à travers l‘espace intermédiaire et provoque une excitation du nerf optique qui aboutit à une occurrence dans le cerveau. Ce que j’affirme c’est que cette occurrence qui se produit dans le cerveau est une sensation visuelle. J’affirme en fait que le cerveau se compose de pensées….. »

Après avoir défini un événement (avec la plaque photographique instrument sensible),  il définit le mot  percevoir : «  Lorsque l’instrument en question est un cerveau vivant, mais c’est que dans ces régions habitées par des cerveaux vivants existent certaines relations particulières entres les évènements qui s’y produisent. La mémoire est la plus importante de celles-ci. »

Et j’en terminerai avec cette dernière citation :

« Quant à ce qui nous arrive, nous en connaissons non seulement l’abstraite structure logique, mais aussi les qualités,  par quoi je veux dire ce qui caractérise le son par opposition aux couleurs, ou le rouge par opposition au vert. C’est le genre de chose que nous pouvons connaître quand il s’agit du monde physique. »

Voilà qui était bien  l’objet de mon propos à partir de l’esthétique.

Bibliographie :

Arasse Daniel On n’y voit rien éditions Denoel 200 collection folio essais

Armbassin Nella l’esthétique comme « intérim de la foi » dans cahier d’anthropologie religieuse éditions PUPS 1992

Buissière Evelyne htpp lettre-et-arts.net  L’art: Problématiques ; Kant l’analyse du jugement esthétique

Danto Arthur la transfiguration du banal, une philosophie de l’art. éditions du seuil collection point 1989

Erenzweig Anton  l’ordre caché de l’art  éditions Gallimard NRF 1967.

Gombrich Ernst  les théories esthétique de Sigmund Freud   repris dans : Freud du regard à l’écoute éditions Gallimard 2019

 Jonas Hans   Le phènomène de la vie vers une biologie philosophique  éditions de Boeck 2001 Essai VII La production d’image et la liberté humaine. P 167_182

Kosuth Joseph le jeu du discible  éditions beaux-arts 2018.

Lyotard Jean-François Discours, figure éditions Klincksieck 2002

Maniglier  La philosophie qui se fait  éditions du cerf 2019.

Nanay Bence L’esthétique une philosophie de la perception éditions Presses universitaires de Rennes 2021

Petitot Jean  Morphologie et esthétique structurale :de Goethe à Lévi Strauss  numéro spécial  hommage à Lévi-Strauss de la revue critique 1999.

Petitot Jean  Morphologie et esthétique  éditions Maison neuve et Larose 2003 chapitre phénoménologie naturalisée et morphodynamique : la fonction cognitive du synthétique à priori.p79-126

Piaget Jean Remarques sur les critiques de Vygotski dans Vygotski aujourd’hui P120-137 éditions Delachaux et Nieslé 1985

Russel Bertrand  Histoire de mes idées philosophiques  éditions Gallimard NRF 1961