Le sensible, quel avenir ?


Rencontre-débat du CIPA du 17 novembre 2018

Introduction

Mesdames, Messieurs, chers collègues et chers amis,

Au nom de mes collègues, je tiens tout particulièrement à remercier les intervenants d’avoir répondu favorablement à notre invitation et les personnes ici présentes, de l’intérêt qu’elles portent à nos Rencontres-débat. J’adresse aussi mes remerciements à Agnès Antoine et Louis Moreau de Bellaing avec lesquels je co-anime le séminaire sur L’Originaire :amour, haine ? et le séminaire Un social possible ? et les participants de ces séminaires qui ont contribué à la réalisation de cette journée d’étude.

La démocratie moderne se fonde sur le citoyen autonome comme souverain ultime. Les émotions et avec elles, les composantes affectives et sensibles y jouent un rôle considérable. Pour vivre avec cette complexité et lutter contre ses fragilités inhérentes, la démocratie[1]s’adresse aux individualités qui constituent le socle de la citoyenneté car il n’y a pas de citoyenneté sans individualités. Or cette démocratie a été fondée sur le monde du semblable qui se manifeste par le compassionnel. N’oublions pas qu’à la Révolution française, Olympes de Gouges inscrit le féminin en politique en féminisant les droits de l’homme. Elle donne ainsi à la liberté,en d’autres termes, à la singularité, tout autant de valeur qu’à l’égalité.

Dans cette continuité, le rapport individuel, c’est à dire singulier, n’est donc pas conçu de la même façon pour les hommes et pour les femmes. Plus encore, leur mise en rapport avec la part de féminin et de masculin en eux et dans le social est bien différente, il en est de même pour le sensible. Le corps propre et son rapport au social a un rôle prépondérant et, avec lui, l’émotion, l’affect, les sentiments font que le sensible est aussi sexué.

Nous envisagerons donc le sensible au croisement du politique à travers l’un des vertex du féminin, celui de la faille et de la fragilité. Ce féminin sera mis en dialogue avec le masculin dont le sensible sera le vecteur, étayé sur le corps propre et le lien social. L’opposition masculin/féminin a longtemps structuré la société patriarcale qui s’est arc-boutée sur le masculin. Il est vrai qu’en Occident tous les pouvoirs ont été donnés à l’homme, sauf celui d’enfanter, il est vrai aussi que toutes les sociétés hiérarchisent le masculin et le féminin, et ceci en dépit du travail critique et des avancées faites de tous temps par les femmes. Au siècle dernier, ce travail critique a été réalisé avec plus de force et il est alors devenu plus opérant avec les avancées de la démocratie.

Sortir l’être humain de son enfermement, d’une posture monolithique phallique, mieux encore d’un monisme,c’est prendre conscience de soi, de l’autre et du monde, c’est retrouver l’élan de connaissance par ses capacités de perception du réel et ses possibilités de le penser. Il s’agit de faire vivre le féminin, sa fragilité, sa faille et sa division avec la présence du masculin son contraire, non uniquement dans le clivage mais dans la dialectique. C’est une longue histoire de l’homme et de la femme qui ne se réduira pas uniquement à des relations de pouvoir entre phallus et castration.

Avec le néolibéralisme, le sensible peut aussi devenir un enjeu entre le féminin et le masculin car le système social semble s’être organisé autour de la norme virile, norme dans ce qu’elle a souvent de plus violent jusqu’à l’impunité ; l’actualité est venue nous le rendre visible : l’emprise, le harcèlement sont des rapports de force et de domination. La domination masculine s’est installée dans l’esprit et dans les mœurs depuis la nuit des temps et elle participe ainsi àla subjectivité. Cependant, la part de féminin est autant à considérer chez l’homme que chez la femme et il en est de même pour la part de masculin en chacun. Toutefois, féminin et masculin ne s’expriment pas de la même façon chez l’un comme chez l’autre. Alors plusieurs questions s’invitent à notre réflexion :l’affect, le phallus, la jouissance et le corps vont influencer le sensible dans la relation homme/femme et dans leurs mises en rapport au masculin et au féminin.

Dans le social, Pierre Bourdieu écrit que « le piège du phallique réside dans le privilège du masculin et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité. » Quant à Michel Foucault, il précise quele discours phallocrate est un discours construit sur l’exclusion des femmes,sorcières, possédées, mystiques ou hystériques. Le partage se fait et les religions en témoignent, entre l’homme tenant du logos et du signifiant et la femme toujours perçue, selon Lacan, du côté de sa « surnature ».

Les mystiques vont pousser très loin la question du féminin, nous l’avons approché avec l’ouvrage de Julia Kristeva[2],Thérèse mon amour. Thérèse d’Avila est alors « une femme sans frontières, corps physique érotique,hystérique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se défait en soi hors de soi ». Ces mystiques éclairent un féminin et un être mère qui transmettent les espaces de la vie intérieure, les moments de passage avec l’extériorité, le groupe, la création par leur capacité d’aimer, mais aussi un masculin qui se réalise dans l’acte de fondation. A contrario, d’autres mystiques sont allées le plus loin possible aux limites de l’impensable. Ces femmes ont été tenues pour folles, aventurières, rebelles…tel que Georges Zimra le précise dans son ouvrage Les pouvoirs de l’excès[3].Ces femmes ont voulu vivre leur singularité poussée à l’extrême, le féminin pur en rencontrant ainsi la cruauté d’un soi triomphant aux limites de l’objet.

Dès l’origine de la vie psychique du sujet, Winnicott distingue l’être du faire, autrement dit, il nomme un élément féminin pur, celui qui soutient l’être, être le sein, subjectivation del ’objet et un élément masculin pur celui qui soutient le faire, objectivation de l’objet. Ces éléments prépulsionnels sont accueillis par le corps maternel d’où adviendra la pulsionnalité de l’infans. Il incombe que cette alternance Être et Faire puisse permettre de différencier le féminin érotique du maternel afin que la sexualité ne se confonde pas avec le corps maternel.

Le masculin pur a été approché avec l’ouvrage de Klaus Theweleit[4],Fantasmâlgories. Le musellement émotionnel des hommes tient au fait qu’au plaisir, seules les femmes peuvent s’adonner. C’est pour cela que le nazisme en fait des putes et des vénériennes.Quant à la femme nazie, elle est gardienne du sang et de la race. Theweleit met à jour la perception altérée que les hommes fascistes, dans une organisation militaire, les corps francs, se font de la réalité en allant aussi loin que possible dans l’approche d’un masculin cuirassé, éloigné de tout ressenti. Pour comprendre ces hommes, l’auteur va au-delà de la pensée phallique en approfondissant la pensée abstraite qui refuse la complexité et se fait au détriment du concret, le sensible.

A cette époque, les artiste savant-gardistes nous ont fait saisir ce réel, ce nihilisme, par l’art abstrait qui est le détachement de toutes représentations. Or le nazisme a mis fin àcette recherche des avant-gardistes par une esthétique hypervisible dans les monuments et les parades militaires. Déconstruire le regard avait été l’obsession des avant-gardistes, déconstruire le sens pour tenter de trouver une certaine vérité quand la question de l’intelligibilité et de la compréhension déroute l’humain. Or le diktat des nazis a été de formater et d’inculquer, une vision, un sens à travers la représentation totalisante du gigantisme des parades militaires.

Pour l’homme fasciste son rapport à la réalité est en prise directe avec les strates les plus profondes d’une psyché sans médiation où le signifiant femme et le signifiant féminin sont de l’ordre du clivage. Ce signifiant met en place une néo-réalité en opposant la femme blanche et la femme rouge, la pureté et la sexualité. Si le refus du féminin est un acte éminemment politique, il met d’autant plus ici en échec le politique par la construction d’une néo-réalité, construction qui interroge un phénomène d’individuation perturbée où domine la difficulté à contenir son corps propre. L’absence d’éléments constituants psychiques fait que l’individu se tourne vers des cultures extérieures et totalitaires.

Nous comprenons mieux alors que l’opposition objectif/subjectif n’a pas lieu d’être. Toutefois Theweleit avance le concept de symbiose, symbiose avec le corps de la mère. Il s’appuie sur la théorie de Margareth Mahler, la dyade-mère/enfant à ce stade très primitif de l’individuation/séparation. Les étapes d’individuation vont se succéder pour accéder à la séparation. Or la séparation peut être plus ou moins bien intégrée, dépendante du maternel et de l’environnement, de la réceptivité de l’infans et de sa grande sensibilité aux traumatismes. Cette part du féminin maternel, sensible et fragile, vient nous interroger dans un au-delà des limites de l’humanité. Il s’agit du monde des sensations, des traces de sensation, des sensations sans pensées, celui de l’équivalence qui n’est pas l’égalité dans le social. Il s’agit de la vitalité du plaisir et de l’apaisement des tensions par un « contact de bouts de chair », monde où la différence masculin/féminin, non présente dans la vie fœtale, est portée à la naissance de la vie par des éléments construisant l’humain vers la socialisation. Ainsi ce monde de l’originaire, celui de la sensation pure se différencie-t-il de celui de l’origine qui se situe dans l’amarrage à la mère et au père. Toutefois ces mondes – originaire et origine – sont dans l’intersection.

Les hommes fascistes, dès 1920,comme ceux du nazisme, dès 1930, tel que Theweleit le développe, sont dans ce rapport symbiotique au corps de la mère qui éloigne le père : des fils,rien que des fils. Qu’en est-il de la constitution de leur propre Je ? Pour Piera Aulagnier, le Je historien se met en forme dès l’originaire avec le phantasme d’auto-engendrement. Cette première mise en forme est au fondement du socle métaphorique de la subjectivité du sujet dont l’expérience sensible requiert la présence d’un porte-parole qui transforme la sensation en sentiment. Nous sommes aux limites de la culture et de la barbarie, d’un monde de l’absorption et du rejet. Ici, le phantasme d’auto-engendrement n’a pu être suffisamment intégré dans sa jonction Zone/objet complémentaire, équivalents de l’amour et de la haine. A ceci s’ajoute que femme/mère/féminin étant confondus,ces hommes entretiennent alors un rapport perturbé au féminin que nous retrouvons aujourd’hui chez les hommes dans les groupes extrémistes.

Faut-il alors considérer qu’au fondement de la vie psychique « éprouvé et être éprouvé » se différencient de l’ontique de ce que je vois, en acceptant le comment de la sensation. Selon Jean-François Rey[5],ce comment, au sens phénoménologique, ouvre sur « une fluctuation de la passivité (..) qui nous fait penser en deçà de nos vies actives, en deçà de l’auto détermination ». Il faut être là pour accueillir ce qui arrive, ce qui fait appel aux sentiments primordiaux, « oser se permettre », se laisser surprendre par une rencontre. Nous savons que la difficulté d’assurer une passivité sécurisante rend problématique le refus du tout féminin. Or, ce refus implique à l’homme et à la femme de séparer le maternel du féminin. Car au déjà-là, celui de la pure unité, il incombe à chacun, à l’un et à l’autre, de trouver de l’incorporel et donner ainsi sa pleine dimension au sexuel.

Le roman dystopique de science-fiction, La servante écarlate de Margareth Atwood, est paru en 1985, puis suivi d’un film en 1990 et d’une série télévisée en France, en 2017. Ce roman est proche de l’univers de Georges Orwell, 1984,et n’est pas si éloigné de notre actualité, celle de l’Amérique de Trump qui menace les libertés civiles, les droits acquis des femmes et nie le réchauffement climatique. Margareth Atwood présente un monde dans un futur indéterminé où le fanatisme, l’intégrisme religieux et la dictature militaire convergent pour mettre sous contrainte les hommes et les femmes qui ont connu la liberté et les plaisirs d’une société démocratique avant la création de l’Etat de Gilead, dictature militaire théocratique. Cette république est structurée autour de la maîtrise de la reproduction sexuelle car la pollution et les déchets radioactifs contribuent à l’infertilité. Les militaires, hommes sans enfants, sont au pouvoir et les femmes, dévalorisées jusqu’à l’asservissement, sont divisées hiérarchiquement. D’un côté, les épouses infertiles des dignitaires et de l’autre, les femmes s’occupant de la maison, puis, les servantes encore fertiles, réduites à la procréation, à un organe : l’utérus. Par un récit glaçant, Margareth Atwood montre l’enfermement d’un régime totalitaire dominé parla peur et la résistance à l’oppression et où la dénonciation de l’obscurantisme passe par l’intime, le corps « source somatique de la représentation du monde ». Elle donne à l’héroïne, la servante Offred, le moyen de se définir comme sujet féminin différente de la mère. Offred va au-delà de la mémoire féminine qui tend à percevoir la femme comme reproductrice,comme l’Autre et même comme continent noir[6]. Dans sa chambre monacale, elle devient narrateur en alternant entre le récit de son passé, son enfant, son mari, sa mère et le vécu actuel. A travers la trame chronologique des événements, elle tente, en s’auto-représentant par un récit, de relativiser et même d’actualiser ses multiples potentialités en apparences contradictoires, sans sombrer dans l’absolu féminin. A tous ces procédés, s’y ajoute une esthétique féminine, celle du journal intime. Elle introduit ainsi du jeu pour déconstruire du signifié et préserver son Je historien. Son auto-détermination et son identité sont profondément attaqués, affaiblis par l’isolement,les menaces et la surveillance « sous son œil » car dans une société despotique le monde extérieur passe par l’intime. Or en démocratie, la mise en relation de l’intime et du politique se met en scène dans le social au nom de la liberté etde l’égalité.

Et l’art que peut-il dans le dialogue masculin/féminin ? Dans ce monde du sensible et de l’émotionnel, nous permettant de nous le représenter, il prendrait en compte l’irrationnel nécessaire à la constitution du sujet dans le monde.

Jacques Rancière dans Le partage du sensible[7],démontre une esthétique, au sens étymologique du terme, à la base de la politique. C’est-à-dire des manières de sentir, de voir et de dire en fonction des places et des parts, qui se fondent sur un partage des espaces, des temps et leurs découpages. En d’autres termes, pourrait-il y avoir un partage entre ceux qui maîtrisent le logos et ceux qui ne le maîtrisent pas ? Comment ce tissage émotionnel où se jouent les rapports fondamentaux qui sous-tendent les catégories de l’action, de la connaissance et de l’être, permettent-elles de repérer ce qui les ordonnent hiérarchiquement ou bouleversent cette hiérarchie du fait de leurs différentes postures au regard de l’art ? Ces lieux en soi et hors de soi apportent leur soutien à la possibilité même de l’ordre et du désordre social, de la soumission ou de l’émancipation. L’esthétique est envisagé en tant que lieu abstrait où se redistribuent, selon Jacques Rancière, « les rapports entre faire, voir et être, où la ligne de partage, séparant les hommes dits actifs des hommes dits passifs, se trouve en conséquence effacée et où s’ouvre la possibilité d’une humanité sensible commune dont la pensée fonde les pratiques de l’émancipation… »

S’ouvrir à un sensible qui circule entre le masculin et le féminin, permet de s’ouvrir à une clinique qui met en mouvements les potentialités et ne s’enferme pas dans les catégories sans issues, celles de représentants sans signifiés, de sensations sans pensées. Sinon ce serait l’enfer d’un individualisme qui rejetterait la sensation même de l’altérité au profit du pur plaisir. Alors les sensations livrées à l’univers des passions plus ou moins graves tenteraient d’éliminer toutes formes de médiations.

Pouvons-nous espérer à l’avenir que le sensible de chacun ainsi que le politique dans sa force de l’acte soient mis aussi en relation par le féminin et non laissé uniquementaux décisions du masculin. Féminin et masculin en dialogue permettront alors lepassage de l’entre soi à « l’entre nous[8] »où hommes et femmes en prennent conscience et luttent pour être simplement humain.

Marie-Laure Dimon


[1]Françoise Dufour, « Où en est “la démocratie” ? » ou Le fonctionnement idéologique d’une formule déférente, Semen[En ligne], 30 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011. URL :http://semen.revues.org/8995

[2] Julia Kristeva, Thérèse mon amour, éditions Fayard, 2008

[3] Georges Zimra, Les pouvoirs de l’excès, éditions Berg International, 2016

[4] Klaus Theweleit, Fantasmâlgories, éditions L’Arche, 2015

[5] Jean-François Rey « Note sur un concept sous -estimé le pathique », LNA*cycle, raison, folie, déraisons.

[6]Isabelle Ethier, L’intertextualité dans La servante écarlate : la femme comme sujet en devenir, Mémoire dethèse Université des Trois-Rivières, 1997.

[7] Jacques Rancière, Le partage du sensible, éditions, La fabrique, 2000.

[8] Concept que j’emprunte à Louis Moreau de Bellaing