Extraits de la lettre de Jean Broustra aux participants de la rencontre du 13 Mars 2019 à la librairie L’Harmattan.
Avec en complément le texte: D’un regard presque ébloui Danser avec la sphinge
Les circonstances n’ayant pas permis à Jean Broustra d’être présent ce soir là, il nous fait parvenir cette lettre qui situe son propos.
Chers amis
Jean Nadal, mon directeur de collection, vous parlera de mon livre, Psychoses et Langages ‑ Les scènes du dire, avec verve, pertinence et l’amitié qui s’est rapidement établie entre nous. J’ai beaucoup aussi aimé son dernier livre La pulsion de peindre.
J’appartiens à cette génération qui a vécu la séparation entre neurologie et psychiatrie. A Bordeaux, avec le professeur Marc Blanc dont j’étais le chef de clinique en 1968 ‑ et aussi avec mon grand ami Michel Demangeat ‑ nous avons créé un secteur universitaire de soins psychiatriques et d’accompagnement social dans un territoire bordelais en ouvrant le premier hôpital de jour en ville. Nous rompions ainsi avec l’écrémage, rejoignant la psychiatrie des champs, selon la belle expression de H. Ey et malgré l’hostilité plus ou moins exprimée de certains universitaires. Aujourd’hui ils espèrent bien récupérer cette position d’exception en occupant les pôles d’excellence.
Dans les années 1965, avant la séparation, la clinique universitaire neuro‑psychiatrique, était très concernée par la phénoménologie, en même temps que la relaxation de Schultz (introduite depuis Strasbourg par P. Geissmann) qui ultérieurement évoluera vers la psychanalyse avec J. Darquey formé à l’école de Sapir.
Autour de la phénoménologie, des rencontres étaient organisées avec d’autres secteurs psychiatriques universitaires ; tour à tour nous allions les uns chez les autres : Bordeaux (Blanc, Demangeat, Damon, de Boucaud), Lyon (Guyotat) Marseille (Tatossian, Giudicelli), Paris (Pélissier, Darquey)…Nous lisions Husserl, Heidegger, Binswanger, et, en anglais, (avant la traduction) The Divided Self de Laing.
Nous intéressait en particulier l’appréhension de l’autre, la différence entre corps anatomique (Körper) et corps vécu (Leib), nous nous étions passionnés pour « le cas Suzanne Urban » de Binswanger. Puis la psychanalyse fît son entrée par des rencontres avec Anzieu et aussi par Demangeat qui devint un des porte-parole de L’Ecole Freudienne.
Dans les années 1970, j’ai découvert le champ de l’Expression avec Max Pagès et Arno Stern. En 1975, avec Robine et Lafargue, nous avons fondé l’Institut Recherche Animation Expression ; ensuite j’ai présidé les ateliers de l’Art Cru à partir de 1986. Plus tard j’ai rejoint Asphodèle (Paris) fondée en par Claude Sternis avec une présidence de dix ans de 2006 à 2016. Ces associations ont développé une pédagogie pour l’animation thérapeutique d’ateliers d’expression.
La proposition, engagée auprès des patients de s’exprimer de manière non directive avec des langages différents du seul langage parlé, a été pour nous une expérience fondamentale. Les ateliers d’expression, pendant le temps d’hospitalisation, ou en hôpital de jour/ATTP – avec une scansion essentielle entre temps de production et temps de paroles – ont apporté une véritable contribution au traitement des patients psychotiques, ce dont nous avons témoigné par de nombreuses publications.
J’ajouterai que le champ de l’expression me paraît être une scène transitionnelle entre phénoménologie et psychanalyse, entre coprésences et transferts.
En 1978 j’ai été nommé chef de service et de secteur à Libourne près de Bordeaux en Gironde où j’ai exercé jusqu’en 2006.
J’ai publié plusieurs livres concernant les ateliers d’expression dont L’Abécédaire de l’Expression (Erès, 2000) mais aussi quatre romans, une autobiographie poétique, un Traité du bas de l’être…
Mon livre actuel, récemment paru dans la collection Civilisations et psychanalyse, chez L’Harmattan, souhaite témoigner – dans ma génération – du travail acharné de nombreuses personnes soignantes (des équipes, comme on aime dire) afin de désaliéner la psychiatrie, en particulier d’une dépendance trop exclusive au modèle médical. Dans le sillage de la psychothérapie institutionnelle – j’ai beaucoup partagé avec Tosquelles, Oury, Gentis – nous avons à Bordeaux et ailleurs suscité des carrefours où pouvaient se confronter – au sens noble – phénoménologie, psychanalyse, expression, sciences humaines. Mon épouse Jacqueline a animé pendant longtemps un séminaire d’ethnopsychiatrie, inclus dans la formation universitaire des psychiatres.
Ma rencontre avec le philosophe Francis Jeanson nous a aidés à mettre résolument l’accent sur les problèmes de la socialité, l’importance d’aider les patients à être citoyens et si possible participer à une culture vivante. Un chapitre intitulé « Scènes théâtrales » raconte des expériences théâtrales aventurées en Gironde et ailleurs.
Le chapitre médian du livre « Judith ou la tragédie du dire » rapporte, dans le style d’un journal clinique, une psychothérapie analytique que j’ai pu mener – pendant dix ans – avec une personne gravement schizophrène. Et qui témoigne parfois d’un partage de moments intensément poétiques.
Un chapitre dans le sillage de Searles et de Benedetti, grands aventuriers de la psychothérapie des psychoses, interroge le rapport scénique nécessaire entre coprésences et transferts. Suivent des interrogations sur la différence entre sublimation et Aufhebung et la valeur parfois héroïque du surmontement dans les tragédies psychotiques. Enfin la « pulsion invocante » prend parfois une valeur fondatrice ; je rappelle les nombreux écrits de Derrida à propos de la voix proférante d’Artaud lorsque celui-ci s’efforce – selon les termes de Derrida – de « forcener le subjectile ».
A la fin d ce livre, j’invite le lecteur à venir à Bordeaux et à aller sur un promontoire d’où Hölderlin laissait son regard aller… à l’infini, sur l’estuaire de la Gironde. En cette situation il trouva (paraît-il) l’inspiration d’écrire « Ce qui demeure, les poètes seuls le fondent ».
Je vous remercie d’avoir été attentifs à mes propos ainsi que Jean Nadal qui a accepté ce soir d’en être le messager.
D’un regard presque ébloui Danser avec la sphinge
Jean Broustra[1]
L’être de la signifiance dans la jouissance, la jouissance du corps. (Jacques Lacan, Encore, 1973)
––Perspectives cavalières
L’existence de chaque humain est concernée par des obsessions fondamentales qui laissent traces comme une cicatrice sur une carte ,écrivait André Malraux[2].En ce qui me concerne, né citoyen français, originaire de Gascogne et de Charente -Maritime, fils de médecin, j’ai cru un temps avoir vocation de devenir chirurgien ;mais ce fût neurologue et enfin psychiatre, psychothérapeute ,psychanalyste, inventeur avec d’autres de praticables d’expression (dont Corps et Graphismes), écrivain aussi en fin de compte (ou de conte),fasciné depuis l’adolescence par un natif comme moi de l’île d’Oléron, le fantasque Pierre Loti, marin devenu écrivain célèbre. L’une de mes obsessions visuelles est ainsi : depuis une lisière[3] -ce fût souvent une plage océane- laisser mon regard se perdre-ce que Lacan nomme voyure[4]– –jusqu’à s’immobiliser, dessiner avec acuité, les contours précis d’une capture optique: nuage, oiseau, vague, femme, enfant…
–– D’Artémis et d’Actéon jusqu’à Œdipe et la Sphinge, en passant par Méduse et Persée.
En 1984 je publie dans la revue d’Ethnopsychiatrie (fondée par Tobie Nathan) un article : « Le bain deDiane ou le miroir turbulent »[5] d’après le livre éponyme de Pierre Klossowski[6] ,à partir duquel j’en viens à construire la fiction d’un miroir meurtrier dans les psychoses. Je confirme aujourd’hui que la tragédie spéculaire me paraît une dramatisation qui ouvre une scène et un praticable pour de possibles traitements psychothérapiques.
Plus sensible cliniquement que la litanique forclusion du nom du père la perception d’un reflet double de soi et d’un Autre hostile peut dissocier le sujet et le contraindre à une dramatique expression langagière.
En 1992, au cours d’un colloque « Le visage dévisagé »[7] organisé par l’INECAT ,(J.P. Klein) je m’intéresse aux « visages de Méduse »et à l’épopée de Persée[8], tout aussi rusé qu’Ulysse par sa stratégie d’utiliser des jeux de reflets afin d’éviter un mortel choc frontal .Il invente avant J.P.Klein la stratégie du détour.
Enfin, en 1911, je publie un article :« Danser avec la sphinge » qui n’est pas sans provoquer quelques émois dans certains milieux psychanalytiques.[9]
Aujourd’hui j’ajoute : D’un regard presque ébloui oserez vous danser avec la sphinge ? Poïétiquement[10].
-1 Œdipe et la Sphinge :Vous avez dit Sphinge ?Variations sur le thème.
Il s’agît bien d’un monstre femelle, dont l’iconographie privilégie qu’elle soit féminine. Située sur des rochers aux environs de Thèbes, elle pose des énigmes aux voyageurs. S’ils ne donnent pas une bonne réponse elle les étrangle (du terme grec sphingein ) puis les dévore. Hémon le fils du roi Créon est parmi les victimes.
On dit qu’elle est une bête vengeresse pour punir l’impiété des Thébains .Ce qui se murmure aussi est qu’elle est la fille illégitime du roi Laïos, récemment assassiné, et donc la demi-sœur d’Œdipe. D’autres laissent entendre que Laîos à séduit le fils du roi Pélops un jeune homme nommé Chrysippe, qui s’est suicidé entrainant la malédiction du père, d’où la venue de la sphinge. Dans la tragédie de Sophocle la sphinge est seulement évoquée : L’horrible chanteuse, la dure chanteuse, ou encore la chienne qui nous ensorcelait de ses chants.
Selon Robert Graves [11]elle a une tête de femme, un corps de lion, une queue de serpent et des ailes d’aigle.
Dans son livre Les mythes dans l’art grec, Thomas H. Carpenter[12]souligne bien que le Sphinx égyptien, monstre au corps de lion avec une tête humaine apparaît dés l’art grec mycénien comme étant une femelle, représentation qui se maintiendra dans la statuaire et la céramique de l’époque classique. Et aussi sur de très nombreuses étoffes associées à l’art funéraire. « De fait, écrit Thomas H.Carter, le seul épisode du mythe d’œdipe à être dépeint avec quelque régularité dans l’art grec est sa rencontre avec la Sphinge. »
Dans une perspective psychanalytique Christiane Rabant[13] écrit qu’elle est faussement structurée, c’est un pullulement de bords. . A l’opposé d’un arrangement harmonieux du monde elle marque l’existence de l’hétérogène, la part nécessaire du chant dans la parole, part inépuisable de la voix dans le discours. La sphinge serait de la même famille mythique que les sirènes qui ne sont pas dans– la tradition Grecque– femmes poissons mais femmes oiseaux.
Pascal Quignard [14] a consacré un essai à Boutés, compagnon d’Orphée ; pendant la navigation vers la quête de la toison d’or il saute dans les flots pour répondre aux chants des sirènes mais échappe à la dévoration, sauvé par Aphrodite qui en fit son amant. Pascal Quignard écrit : «Boutés est celui qui attiré par le chant des sirènes se noie dans l’écume d’Aphrodite. » .. « Il y a dans toute musique un appel qui dresse, une sommation temporelle, un dynamisme qui ébranle, qui fait se déplacer, qui fait se lever et se diriger vers la source sonore. »La comparaison vient avec Ulysse, semblable en cela à Œdipe par la non acceptation de prise de risques : « Il prit la précaution de se faire attacher les pieds et les mains au mât de son navire. » Pascal Quignard ajoute : « Là où la pensée a peur, la musique pense. »Et aussi : « La pensée philosophique, comme la musique Orphique (entendons la musique écrite, structurée) ont peur. Elles ne veulent pas de la haute mer. »
-2 Le mythe et ses variables.
L’histoire d’Oedipe – à partir de Sophocle [15] revisité par Freud est un mythe fondateur de la civilisation Gréco-Romaine. Après avoir tué son père (inconsciemment, dira Freud[16]) Œdipe arrive à Thèbes où la population est décimée par un monstre ailé nommé Sphinge. Elle intercepte les voyageurs, leur pose une énigme; s’ils ne peuvent répondre elle les étrangle puis les dévore. Dans Œdipe roi de Sophocle elle est évoquée, sans qu’elle soit mis en scène avec Œdipe. Elle est seulement qualifiée d’horrible chanteuse (traduction Paul Mazan) ou d’être la dure chanteuse (traduction Bollack). Dans la majorité des mythes concernant Œdipe, de transmission orale, la Sphinge, pose au voyageur qui la rencontre une célèbre énigme sur l’être et le temps, quelques siècles avant Heidegger : « Peux- tu me nommer l’être unique qui marche tantôt à deux pattes, puis à trois, enfin quatre et qui est le plus faible quand il a le plus de pattes. » Qui ne pouvait répondre était étranglé, puis dévoré. Quand Œdipe accepte d’aller à sa rencontre il n’y a eu aucun rescapé.
A la question que pose l’énigme il répond : « L’homme ! » et la sphinge vaincue se jette du haut du mont Phicion qui domine Thèbes et se fracasse sur les rochers. . C’est ainsi que cette victoire permît à Œdipe de devenir roi de Thèbes et d’épouser Jocaste, qu’il ignore être sa mère. Puis la peste s’abat sur Thèbes. Tirésias qui est un devin aveugle mais très clairvoyant affirme qu’il s’agît d’une vengeance, envoyée par les dieux pour le meurtre récent de Laïos, alors roi de Thèbes. Dans Œdipe-Roi de Sophocle, à Tirésias qui l’accuse clairement d’avoir assassiné son père, Œdipe réplique : « Dis- moi quand tu as été un devin véridique ? Pourquoi, quand l’ignoble chanteuse était dans nos murs, ne disais tu pas à nos citoyens les mots qui les eût sauvés ?Ce n’était pourtant pas le premier venu qui pouvait résoudre l’énigme : il y fallait l’art du devin. J’arrive, moi Œdipe, ignorant de tout, et c’est moi, moi seul qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d’esprit. Et voilà l’homme qu’aujourd’hui tu prétends chasser de Thèbes. » La représentation qui va s’imposer au fil des siècles est celle d’un Œdipe conquérant, brillant interprète d’énigmes, sauf celle qui le concerne fondamentalement , le meurtre de son père .Mais d’autres variables du mythe nous intéressent. Certains scoliastes disent que la sphinge fût séduite par Oedipe avant qu’il ne la tue…Ils soulignent aussi qu’elle est sa demi-sœur. Une autre variation conséquente des mythes populaires nous est révélée par Marie Delcourt citée par André Green[17]:Oedipe épouse la sphinge qui ne fait plus qu’un seul personnage avec sa mère Mais les variations les plus spectaculaires nous sont données par l’iconographie peinte ,notamment au cours du 19iéme siècle Européen.
3– Ingres et Moreau.
Je prendrai pour exemple, prélude à la variation que je souhaite proposer, deux peintures très renommées d’ Œdipe et le Sphinx.
–Dans une toile célèbre de Ingres ( Œdipe et le sphinx ou Œdipe explique l’énigme du sphinx, 1809 , musée du Louvre ) Œdipe est dans une position docte, bras droit appuyé sur un genoux, pointant un doigt magistral, assuré de son savoir. En face une Sphinge crispée se tient sur la défensive.
Voici l’analyse de Cécile Croce[18]: « C’est bien l’éclatant triomphe de la solution qu’assure son héros, cadré, centré, déployant le large espace de son corps baigné de lumière, bien en équilibre sur l’angle droit de sa jambe. »…. « Incontestablement dans toute la majesté de sa certitude cet Œdipe cartésien s’affirme. »
— Bien différent est un tableau également célèbre de Gustave Moreau (Œdipe et le Sphinx, 1864, M.E.T. , New York) où nous voyons – non sans surprise- Œdipe recevoir sur son corps l’assaut érotique d’une Sphinge enamourée. Cet élan se suspend, yeux dans les yeux, dans un toucher de pattes griffues sur la peau d’Œdipe, de cette bête chanteuse. Cecile Croce (op .cité) se risque à écrire : « Gustave Moreau dans ce tableau chante la formation du symbole. »
Nous interprétons qu’ils échangent des paroles, élucident ensemble l’énigme, se séparent, elle repart dans son pays lointain, elle revient … et puis.. ? Le tableau de Moreau peut représenter un des moments de cette première danse qu’ils ont osé. Il l’invite à danser, elle accepte, ils esquissent quelques pas … au bord du gouffre.
Un autre tableau de Gustave Moreau au titre étrange : Œdipe voyageur ou l’égalité devant la mort,(1888, musée de Metz) nous présente un Œdipe sans agressivité, intériorisé, tête inclinée dans une attitude respectueuse, face à une Sphinge attentive ,étonnée, déjà séduite.. ? Autour sont jetés de nombreux cadavres et ossements. On peut penser que l’amour va triompher de la dévoration destructrice.
Pourtant si on considère l’ensemble de l’iconographie peinte dans la tradition occidentale l’image dominante est bien celle d’un Œdipe arrogant, assuré de son savoir. Et qui maintient une distance froide et hostile avec la sphinge.
-4 Variations littéraires.
La littérature contemporaine européenne nous propose aussi des récits contrastés de cette rencontre.
°°°Jean Anouilh dans sa pièce de théâtre Oedipe ou le roi boiteux[19] (1978)nous présente la sphinge comme une vieille sorcière : « Le vieux monstre le regardait avec ses yeux trop fardés dans son masque blanc de céruse à la bouche sanglante et il pensait que dans un instant il allait boire ce jeune sang comme les autres. Il y avait pourtant au fond de son œil glauque comme une crainte devant le regard hardi de ce petit d’homme, posé droit sur lui. (Œdipe répond: c’est l’homme).La vieille eut un rictus de rage et avec hurlement de folle elle se jeta du haut de la falaise. »
°°°En 1934 Jean Cocteau crée avec Louis Jouvet La machine infernale[20], une pièce en 3 actes; le deuxième est entièrement consacrée à la rencontre d’Œdipe et de celle que Cocteau nomme résolument le Sphinx. En 1937 le rôle est tenu par Jeanne Moreau qui jouera Jocaste en 1957.Ce Sphinx est une jolie jeune fille, habillée d’une robe blanche. Avant de rencontrer Œdipe elle s’entretient avec Anubis, dieu des morts égyptien, à tête de chacal. Elle lui dit : « Voilà le vœu que je forme…un jeune homme gravirait la colline, je l’aimerai. Puis elle s’adresse à Œdipe : « Vous adorez la gloire .Et pourtant la manière la plus sûre de déjouer l’oracle ne serait-elle pas d’épouser une femme plus jeune que vous. » […] « Et si moi je vous livrai un secret, un secret immense ? Un secret qui vous permettrait de rentrer en contact avec l’énigme des énigmes, avec la bête humaine, comme ils disent, avec le Sphinx ? » Ensuite, dans une longue et éloquente tirade elle exalte ses pratiques érotiques, qui enveloppent, étouffent la personne aimée : « un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel qui tombe sur du miel. […] de la pointe des pieds à la racine des cheveux, vêtu de toutes les boucles d’un seul reptile dont la moindre respiration coupe la tienne.. » Et finalement le malheureux amant ou amante est dévorée par le dieu chacal Anubis. Mais à Œdipe elle donne la clé de l’énigme et s’écrie : « Tu es libre ! »Celui-ci s’enfuit, va à Thèbes proclamer sa victoire et revient pour tuer le Sphinx et porter triomphalement sa dépouille. Entre temps elle s’est métamorphosée en monstre ayant emprunté à Anubis sa tête de chacal.
°°° On retrouve la même fascination dans Oedipe roi de Didier Lamaison[21], paru dans la série noire(1994) , très librement inspiré de Sophocle. A une question de Créon, Œdipe répond : « Si tous les monstres de l’Hadès sont aussi infernaux que cette Sphinge, j’envisage avec sérénité mon avenir de mortel. D’abord elle était belle…mais alors, d’une beauté …une beauté…
-On le disait, oui, coupa Créon. -Mais vous, vous ne me l’avez pas dit. » Il y eut un nouveau silence. « -un oubli supplémentaire, Créon, et que je m’explique mal. Parmi les dangers qui nous menacent, le premier n’est-il pas la beauté ? »
[…..]Il s’était trouvé face à une jeune et belle femme, entichée de mots d’esprit, d’énigmes et de calembours .Elle se flattait d’être imbattable au jeu des devinettes.[…] Le jeu était d’un érotisme rare… Voyons…bébé…adulte…vieillard bancal…Eurêka !C’est l’Homme! Œdipe avait espéré que cette joyeuse victoire lui gagnerait au moins le cœur de la belle .Mais il était trop jeune dans l’art de séduire…. Dépitée, la splendide créature considéra avec mépris ce grand niais qui n’était capable que de résoudre une devinette .Et de rage, elle disparut ! Le voila le glorieux combat contre un monstre effroyable, sublime affrontement contre la terreur de Thèbes! Un jeu d’esprit, une séance de devinettes ! »
-Dans son roman célébre:Oedipe sur la route[22] H.Bauchau propose des présentations contrastées de la personnalité d’Oedipe.
-« Antigone veut sculpter celui qui a été auparavant le garçon brutal, habitué à conquérir et à vaincre .Celui qui a vaincu la sphinge grâce à un esprit vif mais court, et qui n’a su chevaucher la grande vague que pour sombrer à la suivante. »
– « Avec surprise, avec bonheur, Antigone et tous ceux qui l’écoutent s’aperçoivent que la voix d’Œdipe était depuis toujours prédisposée au chant. »
— La Poussée invoquante
Ce terme est proposé par A. D. Weill[23] comme modalité de la pulsion invoquante … par laquelle, écrit- il, le corps et l’esprit ne se meuvent qu’en tant qu’appelés par un point qui séjourne dans un avenir indéfini. L’existence d’un tel point bleu est soustraite à tout savoir possible.
En 1981 Georgio Agamben [24] à partir d’un titre : l’image perverse, la semiologie du point de vue du Sphinx ose cette idée : Œdipe champion des idées claires n’est- il pas dans l’excès ( ubris des Grecs) ? Ne serait- il pas un surdoué du symbolique ? Ce triomphe insolent d’une pensée claire – avec refus de toute possibilité d’ombre résiduelle, peut s’inverser en obscurité destructrice. Triomphe abusif du symbolique : Lacan n’a cessé de nous alerter de cette possible impasse et aussi Michel Foucault à la fin de son œuvre. L’ordre symbolique peut être aussi aliénation symbolique, extinction des métaphores vives par des discours formatés, ce que Roland Barthe nommait doxa.
La sphinge n’adresse elle pas à Œdipe (à l’Autre) une pulsion invoquante une poussée érotique du corps et de la voix dans l’attente d’une possible (et espérée ..) articulation symbolique ? Afin que puise advenir l’ enforme (Lacan), un premier trait garde trace, suspens d’un vocatif ( Chr. Rabant op.cité ).
Dans sa classique arrogance Œdipe refuse le contact[25].Il se dérobe devant la part de mystère, la part chantée de la parole (Chr.Rabant op.cit.).Peut on rêver qu’il ait accepté cette invite- et à la manière proposée par Gustave Moreau – de recevoir la sphinge dans ses bras, comme on rentre dans une danse, et sentir sur sa peau la griffure érotique de ses pattes griffues … Ensuite aurait il pu entendre le chant de la Sphinge et sa voix en résonance d’un corps faussement structuré seulement accessible dans le réel. Manière de répondre, peut être, à la suggestion de Marc Alain Ouaknin [26]: « A une philosophie de la prise vient se substituer une philosophie de la caresse. » Nous y reconnaissons aussi la fonction phorique décrite par Pierre Delion . La nécessité structurante pour advenir dans le parl’être de « se déposer sur une surface et de s’y inscrire. »On retrouve évidemment l’importance du moi-peau ( Anzieu)
-Métaphore vive et instabilité symbolique
Avant même que la métaphore paternelle soit le médium nécessaire à ce qui peut être selon Lacan l’institution « de tout abri où puisse s’instituer une relation vivable, tempérée, d’un sexe à l’autre » [27], il importe que soit acceptée et portée la pulsion invoquante vers le possible d’une articulation signifiante. Telle la sphinge – risquant la vivance (Dolto ) « mosaïque identitaire de nombreux fragments du monde vivant. »… « elle ignore la vérité qu’elle prétend détenir.. » ( Chr. Rabant op. cité ), cette voix médium serait elle à situer entre cri et langage , entre musique et langage, pour reprendre les termes de Pascal Quignard ( op. cité) ?.Cette prise signifiante du mouvement corporel vers le symbolique, s’engage versus maternel par la pulsion invoquante, bien antérieure à la pulsion scopique. Mais elle doit aussi résonner dans ce qui doit être proféré du nom du père afin de fonder un minimum de stabilité de l’ordre du symbolique. Cette dimension phorique, présente aux deux pôles de cette énonciation- corps et phore- doit se garder d’ un excés phorique ( Michel Tournier [28] parle d’une extase phorique ). On peut dire avec Monique Schneider[29] que ce serait l’échec du creux, ce serait une fermeture maternante. De même la profération symbolique doit être également la plus tempérée possible laissant vacant une incomplétude du symbolique.[30]
Ainsi peut s’initier une mise en jeu ouverte des signifiants entre corps et langage. Déjà Sandor Ferenczi en 1913 dans un court article Ontogenèse des symboles [31] soulignait l’importance d’un lien entre la corporéité humaine et la construction du symbolique. Il écrit : « Ainsi s’établissent ces relations profondes, persistant toute la vie, entre le corps humain et le monde des objets que nous appelons relations symboliques—
– Une rescapée de la forclusion/par magie noire
J’ai connu Bérénice pendant vingt ans [32]. Paranoîaque délirante elle doit à un sort clément d’être encore vivante. Au cours d’accès mélancoliques, elle a engagé des tentative de suicide très graves. Dans les années 1980 elle se jette sous un train. Elle sera sauvée mais amputée de la jambe droite. J’ai raconté (1987 ) qu’au décours de cet accident elle découvre mon atelier de collages et laisse émerger ensuite au cours de sa psychothérapie des signifiants concernant son enfance : processus de construction plus encore que réminiscences.
Pendant une séance d’atelier, commentant un de ses collages, elle m’avait dit : « Cette femme qui chante, en fait elle crie, c’est moi lorsque je suis en crise, je rentre en ma mère, plus rien n’existe … je suis la méchante maman. » Et d’ajouter : « maintenant, quand je suis déprimée, je pense à vous et je regarde le chapeau de maman. Il ne faut pas qu’elle sorte du cadre, je la surveille.. » Commentant ses accès paranoïaques elle me dira aussi : « Je placardais sur les autres le visage de ma mère ». Au cours d’une séance de psychothérapie elle se risque à mettre en associations les sensations qu’elle éprouve dans des moments intensément psychotiques avec un souvenir de son enfance.
« C’était pendant la guerre, dans une petite ville. J’étais sortie avec mon père pendant le couvre- feu. Nous sommes rentrés dans notre immeuble et à peine la porte fermée nous avons entendu une patrouille Allemande. J’entendais le bruit des bottes sur les pavés. C’est à cet instant que j’ai ressenti pour la première fois de ma vie des onde autour de moi, depuis la tête jusqu’aux pieds, ondes solides qu’on pourrait toucher, TRONCONIQUES, qui m’isolent du monde et me laissent abandonnée à ma peur … Je pense souvent à mon père… à mes deux pères.. » Elle ajouta quelques jours après : « Les voix, ça me permet de rester intériorisée dans mon cône, et de ne plus m’accrocher aux autres… »
Depuis son infirmité Bérénice vît dans un foyer. Sa revendication passionnée à être le phallus dans sa mère en place de son père ( dans la réalité , dans ses dernières années il avait abandonné sa famille pour se ruiner au jeu et avec des filles jusqu’à mourir clandestinement – disait Bérénice- ) l’avait amené à soutenir malgré les rechutes délirantes sa mission d’enseignante et sa responsabilité d’aînée de la famille. A la suite de son amputation la psychothérapie analytique devint véritablement un jeu de langages (Françoise Davoine) , une ouverture métaphorique, et pas seulement une répétition de récits dans la co- présence immobilisée d’un transfert magique.
—DANSONS avec LA SPHINGE à l’écoute de sa VOIX.
Lacan dans le séminaire sur l’éthique[33] consacre sa séance du 16 Déc. 1959 à la question de das Ding, la Chose notion assez mystérieuse dans l’ Esquisse de Freud. Il pose une différentielle entreDartellung , ce qui se manifeste en soi et Vorstellung, ce qui se manifeste par un franchissement , un déplacement . Lacan précise que cela se joue entre cuir et chair, entre perception et conscience, dans le plaisir de l’apparence et du leurre. Cela rend possible une première floculation des mécanismes inconscients en grumeaux de représentation. Ce sont des points d’insémination de l’ordre symbolique proches , nous ,semble t il des niederschrifften, (dont parle Freud dans l’ Esquisse ), grains de jouissance selon la traduction de J. Oury .L’important est qu’ils s’éprouvent entre chien et loup, dans le plaisir du leurre et du simulacre. Je serai tenté d’y trouver résonance avec ce qu’Artaud nomme la finesse des moelles.
Dans son séminaire de 1953[34] Lacan commente en quelques pages très inspirées la manière qu’a eu Mélanie Klein de jouer avec le petit Dick. Il écrit qu’elle lui propose une cellule palpitante de symbolisme : par différents modes de présence de son corps elle ouvre le possible d’un transfert. Cette manière sérieuse de jouer, cet art d’inventer le réel [35] fonde une éthique fondée sur une esthétique. Gravitation profonde ajoute Lacan dans son séminaire de 1959 (op. cité) aimantée vers la formation de formes ( gestaltung ) et de mots. Etoile polaire de la relation au réel c’est-à-dire ce qui revient toujours à la même place, et qui s’est élaboré au cours des âges , ce que nous appelons éthique.
Dans le discours de Rome [36] Lacan déclare que les psychanalystes sont des praticiens de la fonction symbolique. Oserai je dire que nous sommes praticiens dans le chantier incessant de notre parl’être langagier où les formes et les mots gardent trace d’une nécessaire énigme .Notre passion à inventer de nouveaux langages, ou à tirer avantage des failles entre les discours (les bégaiements de la langue dit Deleuze) devrait nous aider à ne pas nous soumettre à un symbolique préfabriqué… Déjà Platon nous avait mis en garde à ne pas préférer les discours des sophistes à l’ouvert toujours émergent de la parole dans le discours et qui laisse entendre le grain de la voix (R. Barthe) .Christiane Rabant ( op. cité) évoquant l’enseignement de Lacan écrit : il y a bien dans le style de Lacan quelque chose comme un repli où se situe, en début de phrase , quelque chose dans l’illisible et le sonore.
Sabine Prokoris [37] dans un texte intitulé : Tisser l’hétérogène écrit : l’invention de trajets, d’emplacements, de perspectives, nées de ces marches qui inventent un sujet, le tissent d’hétérogène. Ce serait aussi faire profit des écarts de langages, résonner dans les intervalles, ce que propose aussi Guy Dana[38]en ce qui concerne le traitement des personnes psychotiques.
Revenons à Œdipe sur la route dans la vision d’Henry Bauchau ( op. cité). Œdipe évoque le corps de sa femme ( sa mère) et celui de la Sphinge. Il dit :
Elle est si claire et le regard immense
Et la Sphinge avec sa beauté d’Africaine et son corps demeuré sauvage L’une qui posait des questions, l’autre qui semblait la réponse
Et aussi :
La sphinge savait peut-être, elle ignorait, comme font les présages. Qu’elle était belle, blanche et noire, dans la profondeur souriante et comme on espérait Qu’après le premier voile ,il y en aurait un autre, toujours d’autres indéfiniment. Il n’y a rien de plus beau que l’énigme, la grande énigme ,qui vous aime et sans fin se renouvelle .
[1] Psychiatre honoraire des hôpitaux, ancien chef de clinique Bordeaux 2.
Une première version de ce texte a été prononcée dans le cadre de « L’Atelier », Genève, en Novembre 2017.
[2] La voie royale, Paris, Grasset, 1930. Perken, pilleur de temples khmers dit : « Je veux laisser une cicatrice sur cette carte », p.87.
[3] J.Broustra, traité du bas de l’être, Lisières, Toulouse, Érès, 2010, p.220-238.
[4] J.Lacan oppose la voyure à la découpe du regard, in séminaire « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » L’anamorphose, 26 Février 1964, Paris, Seuil, 1973,P.71.
[5] Broustra J .,Le bain de Diane ou le miroir turbulent ,Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie,2,1984.
[6] Klossowski P., Le bain de Diane, Paris, J.J. Pauvert,1956,réédition 1972.
[7] Broustra J. Les visages de Méduse, Art et Thérapie,42-43, Juin 1992.
[8] Persée : Pour répondre à une provocation de son beau père et pour séduire sa mère ,,Persée coupe la tête de Gorgone , en s’aidant du reflet sur son bouclier afin d’éviter son regard pétrifiant. Usant aussi du leurre de son reflet dans l’eau il tue un monstre et délivre Andromède. Voir les Métamorphoses d’Ovide, Livre 4.
[9] Broustra J., Danser avec la sphinge, Che Vuoi ?, 2011,37, La métaphore.
[10] Jacques Stitelmann, psychologue, fondateur et directeur de L’Atelier à Genève a beaucoup développé le concept de « Poïétique ».Voir « Formes et modalité » Genève, Editions du Rebond,2015.
[11] R.Graves: Les mythes grecs, Fayard ,1967
[12] Thomas H. Carpenter, les mythes dans l’art grec, Thames §Hudson, 1997, p.167,
[13] Chr.Rabant : La bête chanteuse, L’Arc, 54, 1974.
[14] P.Quignard, Boutés, Paris, Galilée, 2008.
[15] Sophocle, Oedipe-roi, vers 450 av.JC, Les belles lettres, 1950, traduction de Paul Mazon.
[16] S.Freud , Lettre à fliess,15 Octobre 1897,in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.
[17] A.Green, Oedipe, mythe ou réalité, un œil en trop, Paris, Minuit, 1965, p. 257-263.
[18] Croce Cécile, Psychanalyse de L’art symboliste pictural, Champ Vallon, 2004.
[19] J.Anouilh, Oedipe ou le roi boiteux,1978,La table ronde,1996
[20] J.Cocteau, La machine infernale,1934, Le livre de poche,2015. P.83,89,92,95, 103.
[21] Œdipe-roi, Paris, Gallimard, Série Noire,1994, no 2355,p .75-77
[22] H. Bauchau, Oedipe sur la route, Actes Sud, 1990, p.112 ,p.146.
[23] A.D.Weill, Invocations, Calmann-Levy,1998,p.35
[24] G.Agamben, Stanze, Rivages, 1998.
[25] Sauf dans le film de Pasolini , Oedipe-roi, (1967) où il refuse de répondre à la Sphinge, la bouscule, la frappe et la précipite dans un ravin. Réaction psychopathique( !) prélude à la violence en miroir qu’il retournera contre ses yeux.
[26] M.A.Ouaknin, Méditations érotiques, une philosophie de la caresse,Paris,Payot,1988 ,p.131.
[27] J.Lacan,4 concepts de la psychanalyse,1964,Paris,Seuil, 1973, p.247.
[28] M. Tournier, Le roi des Aulnes, Paris, Gallimard, 1970.
[29] M.Schneider, Freud et le plaisir, Paris, Denoël, 1980, P.118.
[30] G. Le Goffey, L’incomplétude du symbolique, Paris, Epel, 1991.
[31] S. Ferenczi, Ontogénése des symboles, 1913, in Psychanalyse2,Paris, Payot ,1970.
[32] J. Broustra -Le blanc chapeau de Bérénice, Expression et psychose, Paris, ESF, 1987,p.182.
-Des raisons et des folies, revue IO, 3, 1993, p.75-76.
[33] J.Lacan, séminaire sur l’éthique,1959-1960,Paris,Seuil,1986.
[34] J.Lacan, séminaire 1,1953,Paris,Seuil, p.96-103.
[35] C. Rabant, Inventer le réel ,Paris, Denoël, 1992.
[36] J.Lacan, fonction et champ dela parole et du langage, septembre 1953, in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[37] S.Prokhoris, Tisser l’hétérogène, in La psychanalyse excentrée,Paris,PUF,2OO8
[38] G.Dana, Quelle politique pour la folie, le suspense de Freud,Paris,Stock,201O