De l’intimité de l’atelier jusqu’à la diffusion publique.
par Michel Brouta
Cet artiste dans sa réflexion picturale fabriquait des petites statuettes en cire pour ses études de mouvement qu’il peignait ensuite. Il est a remarquer que de nombreux peintres n’hésitent pas à faire des miniatures pour l’étude des compositions, des lumières et des ombres sur lesquelles ils peuvent facilement de cette façon agir à leur guise. Cette étape est nécessaire pour eux à l’élaboration d’un tableau fût-il abstrait comme étape de transition entre la réalité donnée et la construction imaginaire produite.
La seule figurine que Degas exposa en 1881, la danseuse, a surpris par son réalisme sans concession. Elle lui attira de telles remarques sur son caractère « vulgaire et bestial » qu’il ne montrera jamais les autres.
Elles seront découvertes dans son atelier après sa mort en 1917, au nombre de 150 en plus ou moins en bon état, 74 seront sauvées, restaurées par Albert Batholomé lui même sculpteur. Elles seront moulées pour être coulées en bronze dans les années 20 -30 par Hébrard fondeur à Paris, ceci avec l’accord de la famille. Elles portent le cachet Valsuani. Cette édition est celle de la danseuse présentée au musée d’Orsay.
C’est la baigneuse photographiée ci dessus qui sera l’objet de notre attention pour essayer de reconstituer le possible parcours d’un l’exemplaire posthume.
Les modelages faits par Degas sont confiés après sa mort à la galerie Knoedler, puis rachetés en bloc par Paul Mellon (est-ce un hasard , mais une certaine Bridget Mellon en proposait un bronze la n°14/20 datée de 1919 ?) La plupart seront légués aux grands musées: Musée du Louvre (aujourd’hui à Orsay), National galerie of art de Washington.
En 1980 Leonardo Benatov (fils d’un sculpteur russe) reprend la fonderie Valsuani, et transfère la fonderie à Chevreuse. En 2001 se redécouvrent ? les 74 plâtres issus des cires de Degas (les premiers moules en plâtre) et il y a probablement une nouvelle édition en bronze. En 2012 la fonderie reçoit le label « Entreprise du patrimoine vivant » par le gouvernement français, mais peu après l’entreprise est transférée à Ajaccio où elle ne comporte plus qu’un employé, elle sera mise en liquidation judiciaire en 2016.
Conjointement en 1983 nait la fonderie Ebano à Barcelone qui éditera à une date récente, 48 exemplaires numérotés par le fondeur qui y imprime sa marque, Ils sont qualifiés de posthumes et avec dans le bronze la signature de Degas. Ce qui est curieux puisque Degas n’avait plus envisagé ce type d’édition en bronze . A moins que Degas l’est conçue avant le retour de sa première expérience d’exposition ? La fonderie a-t-elle pu acquérir lors du procès en liquidation de la fonderie de Chevreuse les premiers plâtres provenant de Valsuani ?
Sur les ventes de Christies ce modèle de la baigneuse se retrouve en bronze sans qu’il soit mentionné le fondeur.
Sur Ebay est proposé toujours la même sculpture en matériaux divers : bronze, résine, sans précision de copie d’original, de signature de fondeur, de fabricant.
Ces bronzes post mortem n’ont pas que des partisans. Ainsi pour le critique d’art Gary Arsenau , toutes les sculptures de Degas sont fausses »les morts ne sculptent pas, les morts ne signent pas ».
Alors pourquoi cet engouement ? La dimension économique s’est focalisée sur cette sculpture et manifestement avec un certain résultat. Tout cela hors du consentement du créateur. Peut-on avec férocité parler de cannibalisme si l’auteur considère cet objet comme faisant partie de sa création, voire partie de lui même ; Ce qui nous mettrait dans le registre des charognards. Il est aussi possible que la dimension de beauté puisse être évoquée à la contemplation de cette sculpture et réveille des appétits que l’on peut qualifier d’archaïques, où se mêlent cruauté et jouissance.
A voir cette sculpture, que d’aucun appelle la baigneuse, il est possible d’être interrogé par la tension que suscite sa forme. L’équilibre gracieux va d’un moment à l’autre évoluer, vaciller ? La sculpture marque l’instant précédant de tous les possibles. Va-t-elle poursuivre le mouvement amorcé, lequel ? A quel moment du déroulement sommes nous ? Va-t-elle choir ?
La position retenue est improbable (met en scène bien des oppositions,) est-ce comme le soutiennent plusieurs commentateurs le concentré de ces contrastes de ces tensions qui donne valeur esthétique à l’œuvre ? Qui donne l’énergie apte à susciter un mouvement chez l’observateur : s’approcher, toucher, acquérir, posséder ?
Nous voyons ici comment une production fait son chemin depuis un oubli sur l’étagère de l’atelier jusqu’aux galeries spécialisées, pour participer ensuite du patrimoine institutionnel et se retrouver distribuée vers un public toujours plus nombreux, alors qu’elle aurait pu quelques années plus tôt être mise au rebut.
Est-ce le nom attaché de Degas, sa renommée acquise dans d’autres aspects de son œuvre qui préside à la destinée de cette forme ?
Non, comme le montre les œuvres de l’art brut aux auteurs inconnus, fabriquées dans les lieux les plus divers qui ont elles aussi parfois partagé ce destin.
Est –ce la potentialité de l’œuvre en elle même qui en est le moteur ?
La moindre modification de l’attitude aurait elle compromis son succès ?
Quant aux matériaux employés ils ne modifieront pas son destin, d’abord en cire, puis en bronze, maintenant en résine, la fascination circule toujours. Beaucoup de questions resteront sans réponse, mais c’est justement ce qui fait œuvre de les susciter.