Faire vivre l’invisible

le 25 mai 2018

Françoise Attiba

Le texte que vous pourrez lire ci-dessous complète par l’auteur sa participation aux Séminaires Thématiques du CIPA

Je suis née dans un pays de frontière, dans les Ardennes. Là où jouxte la Wallonie, la partie francophone de la Belgique. Les Ardennais aiment toujours aller y chercher un peu d’ailleurs. Quand j’étais petite, ce qui me fascinait, c’était cette partie de terre entre les deux frontières, terre dont mon père m’avait dit qu’elle s’appelait le no man’s land. Et je me demandais comment elle pouvait exister sans âme qui vive pour l’habiter. J’avais étendu cette idée de no man’s aux animaux et aux oiseaux. Cette zone était devenue dans mon imagination une zone d’ où tout pouvait surgir, la sorcière et la fée, la biche et le sanglier, là où l’invisible de l’imaginaire fait œuvre. C’est bien plus tard que j’ai lu des textes sur la friche, cette zone indéterminée d’où peuvent surgir tous les possibles, peut-être une métaphore du transfert, cet espace intermédiaire qui s’étale de façon inexorable lorsque ça se noue. La frontière ce n’est pas seulement cette promenade en Belgique, mais c’est aussi trois forçages, trois entrées en force de l’armée allemande, trois fois dévasté cet espace magique. Où en sont les traces ? Lorsque des zones du paysage d’autrefois, des zones ravagées et gelées viennent intruser le présent, cela fait-il commémoration ou nouvelle géographie ? On m’a dit que les frontières ont disparu, faut-il le croire quand les murs poussent. Que sont devenus les no man’s land ? Se sont-ils disséminés un peu partout, émiettement du possible…

Le no man’s land, Platon l’appelle chôra, à la fois lieu et matrice, ni sur terre ni dans le ciel, « la chôra est une propriété du sensible, à mi-chemin entre être et non être ; elle n’est pas quelque chose, mais la condition de possibilité de toute chose[1] ».

Ces zones de l’imaginaire, là où s’origine l’invisibilité, Marie Josée Mondzain écrit dans son livre passionnant confiscation, pour une autre radicalité, en parlant de la chôra : « l’invisible est la condition du visible, à partir d’un espace sans lieu qui opère radicalement comme pure indétermination matricielle et donc féconde sans avoir eu besoin d’être fécondée. » Elle poursuit en associant les chrétiens et la Vierge, tenant lieu d’une « membrane diaphane et intacte qui met au monde, comme on fait apparaître sur un écran l’image naturelle, archétype de toutes les images possibles, image engendrée de l’inengendrée, visibilité qui ne cesse de mourir pour ressusciter. »p 170

Cette zone, sur la brèche, entre visible et invisible, membrane sensible, appelé par les grecs l’hymen, une friche bien étonnante m’a évoqué un bout d’analyse. Un souvenir de protocole éducatif et pédagogique qui tente de dire la naissance et l’écrasement de cette zone, de dire autrement l’exil qui grave une inoubliable géographie de la sensation, sensation qui assigne intimement et politiquement, qui marque le sujet comme une malédiction ou un franchissement.

C’était la fin des années 1950, mais il régnait encore dans les écoles de la République une impression d’après-guerre qui ne disparaîtra qu’après mai 1968. Campons le décor : une école primaire de filles dans les Ardennes et une petite fille qui raconte, bien des années après, sur le divan. Appelons-la Alpha pour l’expression « l’alpha et l’oméga » qui signifie le commencement et la fin. C’est dans cette école qu’Alpha avait commencé à prendre vaguement conscience qu’elle se sentait comme en retrait, partout, dans sa ville, dans sa rue. Elle aimait lire et elle observait. Elle raconte qu’une fois le temps avait paru s’immobiliser, un silence oppressant était tombé sur la petite ville, de grandes lettres noires, « OAS », étaient apparues sur les murs et sa mère, qui n’était pourtant pas femme à s’affoler – elle avait bien sûr connu l’occupation – avait rempli les placards de provisions en soupirant : « Ça ne va pas recommencer ! » Puis tout était redevenu normal sauf pour la voisine d’en face, qui avait en vain attendu le retour de son fils, mort, disait-on, le dernier jour de la guerre.

Au bout de la rue d’Alpha, il existait une fonderie, certains des hommes qui travaillaient là, on les appelait des « sidis » ; elle trouvait le mot et le ton employés bizarres ; elle avait demandé à son père la signification de ce mot ; il lui avait dit : « c’est un très beau mot, cela veut dire monseigneur ». Elle l’avait cru; mais quand même, monseigneur pour ces hommes qu’elle voyait passer le soir harassés et noircis par le travail de la fonte ! Mais à peine s’était-elle étonnée – d’ailleurs le concept d’étranger lui était tout à fait inconnu, juste un peu pour les Italiens peut-être…, elle avait remarqué sans se le dire, entre ces hommes et son père quelque chose de déjà connu, comme un air de famille, une courbe, un trait dans le profil. Mais elle n’avait posé aucune question, ni à la maison, ni à l’école, d’ailleurs elle n’aurait pu s’en formuler aucune et elle ne pouvait donc attendre aucune réponse.

Dans la classe, il y avait les encriers en porcelaine blanche, les plumes Sergent Major et les blouses qui couvraient les corps. Comme chaque lundi matin, c’était l’heure de l’étrange coutume instaurée par Mme Lecrique, la maîtresse de la classe de CE1 : debout sur l’estrade, elle demandait à voir les mouchoirs ; les petites filles, assises deux par deux à leur table en bois, bras devant, tendu entre le pouce et l’index de chaque main, le mouchoir était déplié et révélait les plis en forme de croix, bien marqués par le fer à repasser, comme il était d’usage à l’époque. Fraîchement lavé, le carré de toile devait faire la preuve de la bonne tenue des fillettes. Alpha n’appréciait pas beaucoup ce moment ; non pas que sa maman n’eût pas pensé à lui mettre le fameux mouchoir dans la poche, non pas qu’elle n’eût pas vérifié qu’il n’était pas élimé ou troué, sa maman était attentive à la réputation de la famille et ne trouvait rien à redire aux exigences de l’école de la République. Ce que n’aimait pas voir Alpha, c’était cette toujours même petite fille, celle qui n’avait jamais de mouchoir à présenter. C’était la plus pauvre de la classe, attifée comme l’as de pique, la morve au nez, elle vivait dans le quartier de la Sorille, un coin plein de baraquements, tout le monde savait cela, c’était comme ça. Mais elle était gênée, cette petite fille, et Alpha, de la voir ainsi dans la gêne, ça la peinait et la mettait également dans la gêne. Mais elle n’osait pas en parler ou lui manifester sa compassion de peur d’être mise dans le même sac ; quelques questions insidieuses mais insistantes sur l’origine de son nom l’avaient mise dans le malaise, et une crainte énigmatique l’affolait et la rendait muette ; d’ailleurs, quelques semaines plus tard, sans son mouchoir, la petite fille dans le défi, riait sous cape pendant que la classe de filles agitait avec gravité l’étendard de la propreté.

Elles avaient toutes deux perdu leur innocence, elles avaient été chassées du paradis, un peu d’exil est entré dans l’enfance compacte pour y ouvrir une brèche salutaire ; la petite fille sera dans la rébellion, et Alpha, face à son énigme qui se déploiera, orientera toute sa vie, s’allongera enfin sur le divan du psychanalyste.

Car ce mouchoir disait bien des choses de l’origine sociale des enfants. En effet, il fallait une logistique bien rodée, c’est-à-dire une mère qui tourne rond, pour que le mouchoir apparaisse tous les lundis dans toute sa virginité. Il disait bien des choses de ce qu’on exigeait des filles, qu’elles soient propres, au sens manifeste comme au sens latent. Chacun aura entendu ce qui peut résonner du sexuel dans cette toile-membrane, cet hymen rituellement montré chaque semaine, ce autour de quoi le groupe « école de filles » était assujetti, le sens caché, les signifiants qui viennent frapper la femme, entre viol et virginité. On se doute bien que la maîtresse n’était pas férue de psychanalyse pour manier avec tant de bêtise névrotique le propre et l’impur. Propre, pure et soumise, car il fallait bien se soumettre à cette caricature d’éducation ; d’ailleurs, Alpha remarquait que la plupart de ses petites amies se sentaient bien dans ce groupe inhospitalier. Filles de commerçants, de fonctionnaires ou d’ouvriers, quelques-unes toisant les autres, c’était quand même les mêmes. Alpha, avec son nom qui sonnait l’étranger, se sentait à la marge, embarrassée par une identité en porte-à-faux, étrangère alors que chez elle on se disait bien français. De se sentir étrangère dans son identité française était un paradoxe qui la rendait sensible à l’isolement de l’autre, comme si elle aussi se retrouvait sans mouchoir. Ce mouchoir parlait aussi d’exclusion ; élevé à la fonction d’objet, pas simplement signe de ralliement, il permettait de détourner de ce qui fait peur, de ce qui peut surgir. La soumission, en effet, nous soulage d’une double peur, la peur du groupe et la peur du sujet de l’inconscient. Alors, discrètement, tous ensemble autour de la petite fille sans mouchoir, le groupe réprouve et se cimente, fait corps contre, contre cette enfant tenue à l’écart. Car il en faut au moins une qui soit l’élément exclu, cela donne plus de prix aux autres, et surtout, comme le dit Daniel Sibony, « quiconque est porteur d’un signifiant de l’exclusion assure aux autres à très bon compte qu’ils en ont un, d’inconscient ». L’inconscient, on veut bien que ça parle, mais si possible sans que je le sache. Ce bout de moi en exil, je n’en veux rien savoir, d’ailleurs je n’aime pas l’étranger qui parle de l’inconnu. Alors, ces enfants sans mouchoir…

Vivre dans un ordre temporel détraqué est tragique, lorsque l’entre nous pousse, dans lequel survivent des sujets appareillés par l’immuabilité du temps, par la passion du même et la haine du dissemblable[2], ils nous montrent la pauvreté de l’imaginaire collectif que le système capitaliste assèche. Il s’agirait là, comme dans la religiosité radicale ou plus généralement tous les raidissements de la démocratie qui se la joue inflexible, de la mauvaise rencontre, d’une rencontre impossible entre cet espace figé de l’entre-nous et celui de l’étranger, dont la figure absolue du mal est le terroriste pour les uns, le croisé pour les autres, le migrant, les roms ou le fou pour beaucoup.

Et pourtant, il n’y a pas de rencontre possible sans l’étranger, le premier étranger, l’inquiétante étrangeté ou le double, celui qui vient forer de l’ouvert dans l’unité mère-enfant. Mais ne recherchons-nous pas la rencontre absolue, celle qui nous débarrasserait de notre manque à être, de notre incomplétude, celle qui ferait servitude volontaire et viendrait soulager le sujet du vertige de sa liberté. C’est une rencontre qui réussit trop bien, comme dans la passion, politique ou amoureuse, les recrues de Daesh ne sont-elles pas victimes de cette rencontre, comme le toxicomane rencontrant le produit le satisfaisant pleinement. Il y a là un faire masse, un trop-plein qui étouffe, produisant de la folie et du meurtre. La trop bonne rencontre ne permet pas le coup de talon pour remonter, comme celle  qui porte en elle le ratage symboligène qui produit une possible construction, un bric-à-brac inouï fait de croyances et d’espoirs, un imaginaire toujours à l’œuvre même dans les temps les plus noirs. L’émiettement de la société ne contient-il pas une possibilité de recréation de la chose politique ? Je laisse cela comme ouverture…

Pourquoi suis-je là à m’exposer? « C’est pas la peine d’écrire si on ne sent pas trembler l’univers, c’est pas la peine, ça devrait être puni des gens qui écrivent pour rien.[3] »

J’ai quitté l’école primaire depuis longtemps, me voilà revenue dans mes Ardennes natales. Je suis devenue psychologue et je travaille depuis peu en psychiatrie. 1978, c’est le temps de l’ouverture et des structures extra hospitalières. Notre secteur n’en comporte aucune. Il nous avait été refusé tout net la création d’un club intra, mais qu’à cela ne tienne, l’idée d’un club de secteur est acceptable. A quelques’ uns, nous avons pris notre bâton de pèlerin, pour trouver un local. C’est dans une ancienne buanderie d’une congrégation religieuse, prêtée gracieusement que notre club a commencé. L’énorme lessiveuse en zinc démontée et vendue nous a rapporté nos premiers deniers. Quelques patients nous ont rejoints, nous avions à faire ensemble. « Une chose est de voir des mains, quant à avoir des mains, c’est une autre paire de manche. Lorsque regarder prédomine, c’est au détriment de quoi ? Au détriment de voir, comme je pense qu’un enfant autiste voit, sans avoir, ne serait-ce que conscience d’être. Car pour avoir, ne serait-ce que des mains, encore faut-il avoir conscience d’être[4]. »

Et c’est avec stupéfaction que je regardais les mains arthritiques de monsieur Jean déchirer la mousse pour emplir une enveloppe de coussin, accompagné de mouvements incohérents, dyskinésies dus aux doses de neuroleptiques administrés depuis ses 15 ans. Mais il faisait juste pour nous dire, nous dire et nous redire les infidélités de sa femme, elle qui venait le chercher pour dénoncer la folle jalousie. Puis il y avait Jocelyne, elle avait passé son enfance, son adolescence à l’hôpital. A Prémontré, ils lui avaient arraché toute ses dents, et fière elle nous montrait la force de ses gencives, pas besoin de dentier. Elle était, malgré son côté tyrannique, solaire tout en ne se laissant pas trop approcher, « vous n’aurez pas ma viande » disait-elle menaçante, en effet, il ne suffit pas d’avoir un corps, pour le sentir comme tel, son corps propre, tas de viande pour tous ces autres qui n’y avait rien vu que cela…Et Yannick, l’artiste, beau jeune homme d’1,80 m qui arrivait dans sa jupe bleu canard et son pull jaune poussin, criant sa souffrance, il ne suffit pas d’avoir un sexe pour savoir de quel sexe on est. Entre le fou rire et l’inquiétude, il était accueilli, dans ce lieu sans électricité et chauffage, hormis la cheminée que nous avions construite. Calées sur le rythme infirmier, 14h, 22h, les soirées éclairées à la bougie étaient faites d’échanges et nous découvrions étonnés et émerveillés l’intelligence de nos patients, leur être au monde, leur tolérance, leur empathie, et leur façon de prendre soin de leur soignant. Nous aurions pu tirer d’autres conséquences de cette figure, d’être à ce point à la place de l’autre et leur capacité d’emprunter le chemin barré. Frappée donc, aussi par l’acuité empathique avec laquelle les patients vivent le politique et ses émanations médiatiques, frappée de leur souci du monde que j’entends articulé de façon très différente dans le discours de la névrose, j’en suis venue à penser que le rapport au politique est une façon de faire tenir l’Autre dans certaines psychoses, de court- circuiter les trois grands ordres – Réel, Symbolique, Imaginaire. Ce rapport au politique aussi intime, tenant-lieu du manque à être a quelque chose à nous transmettre de la préhistoire de la constitution du sujet et de son lien aux semblables, mais peut-être, qu’à nous clôturer en tant que sujet, nous perdons ce lien sensible au commun.

Ce lieu, cet espace, ne relève « ni du monde intelligible et solaire des idées, ni du monde des ombres sensibles propres aux incertitudes et aux apparitions précaires. On doit imaginer une zone(…) d’indétermination originaire, sans laquelle il serait impossible pour un vivant et parlant de donner son visage à l’apparition de l’idée. [5]» Derrida l’écrit khôra, il en fait un lieu de résistance, un lieu de sélection immémoriale qui donnerait la possibilité du commun. Une mise en commun de nos subjectivités pour certains encore à naître, du donner à sentir, une possible analyse de nos affects, mais dans le but de faire exister un lieu où donner forme aux désirs mis en commun. Toujours ce rappel incessant d’un monde autre avec la folie, un autre qui exige un espace public accueillant et ouvert, pas un espace où le schizophrène en jupe bleu canard ferait peur, un autre qui rappelle l’essence de l’essentiel, qui travaille sans cesse au sens, qui est de plain-pied dans un espace transgénérique.

« Il y va, bien sûr, de notre part, d’une bonne dose de parti pris pour lequel j’ai trouvé cet infinitif de mécréer, ce qui peut vouloir dire esquiver les croyances et surtout les plus répandues, ou créer quelque chose d’autre que ce qui a lieu. »[6] Et marie Josée Mondzain de conclure pour un temps, « c’est précisément ici que se place le nouage du politique avec l’expérience de l’autisme. »[7] Je me permets de tirer cette citation en y rajoutant la psychose, et de me demander s’il ne faut pas se poser la question pourquoi le monde politique s’est tant intéressé à l’autisme jusqu’à soutenir, c’était une première, les thérapies comportementales, dressage du sujet et écrasement d’une subjectivité à venir. Si aujourd’hui l’on attache les patients, si les contentions sont devenues monnaie courante, que veut-on mettre en cage, que ne peut–on supporter dans le foisonnement d’une énergie libre, promesse de ce qui peut advenir. Brutalité et refus de l’inconscient, le corps subtil refoulé… Hélas, trois fois hélas ! Nous aurions bien besoin de mécréer ensemble et d’imaginer d’autres lieux.

Mécréer est un très beau mot, on y entend le mot mécréant, l’infidèle, celui qui ne veut pas croire à la doxa commune, l’opinion la plus répandue. Heureusement, comme le dit le journaliste de Charlie Hebdo, dans son article relatant le 3e forum des clubs du 9 juin 2017, « malgré la destruction, ces dernières années des lieux d’accueil et des consultations de proximité s’organisent. Un peu partout on invente et on lutte pour que l’accueil de la folie se passe autrement que selon le business plan des différents ministères. »[8] C’est donc ensemble, grâce à l’outil-club, que patients soignants luttons ensemble pour imaginer de nouveaux outils. Soyons des mécréants, dans le refus, regagnons le terrain perdu à cause de la bureaucratie, soyons audacieux, hors normes.

Françoise Attiba

 

[1] Confiscation Josée Mondzain février 2017 éditions Les Liens qui Libèrent

[2] Cf jacques hassoun

[3] Peter Handke _ 23 juillet 2016

[4] [4] M.J Mondzain p180 l’arachnéen et autres textes F Deligny

 

[5] Confiscation Josée Mondzain

[6] In M.J Mondzain p180 l’arachnéen et autres textes F Deligny p 181

[7]Confiscation Josée Mondzain p 182

[8] Charlie hebdo, la psychiatrie à contre- courant, 7 juin 2017