3/2/18
Danièle EPSTEIN
Le texte que vous pourrez lire ci-dessous complète par l’auteur sa participation aux Séminaires Thématiques du CIPA
Je suis ravie d’être ici parce que les questions que je travaille et qui me travaillent depuis fort longtemps sont au cœur de ce nouage entre subjectivité et politique, entre intime et collectif. Il s’agit du devenir de ces adolescents en échec, qui après des délits ou des crimes, ont eu à faire au juge des enfants ou juge d’instruction. Je les ai suivis, eux, leurs parents, au sein d’une équipe éducative dans un service de milieu ouvert de la PJJ.
Ces enfants, ce sont ceux qui sont le plus en danger de se laisser happer par le miroir aux alouettes des djihadistes, un miroir d’illusions qui leur est tendu comme un piège, pour s’échapper d’un autre miroir, le miroir d’une société dérégulée, précarisée. Ils en sont les enfants-symptômes. Parler d’eux, c’est aussi parler de nous, témoigner de l’état de notre société. Leur violence vient signifier nos points aveugles, ce que nous n’avons su leur transmettre du passé et ce que nous avons échoué à leur faire espérer de l’avenir. Si rien dans le parcours de ces enfants ne leur permet de se repérer dans leur histoire, de s’investir dans le présent, et de se projeter dans un futur qui donne envie de vivre, ils seront prêts à s’engouffrer dans une traversée de miroir dont on ne revient pas. Alors, de quoi ont-ils hérité pour partir ainsi en vrille, pour s’en remettre aveuglément à ceux qui les mènent à la mort ? Ils ont hérité d’un non-lieu : des histoires muettes qui se sédimentent et se scellent sur plusieurs générations, entre traumatismes individuels et collectifs, entre l’histoire avec un petit h et un grand H. Ils sont déshérités parce que privés de transmission, privés d’héritage symbolique. Dolto disait qu’il fallait 3 générations pour faire un psychotique, ne faut-il pas au moins 3 générations pour faire une graine de terroriste ? Et s’ils ont du mal à dire leur malêtre, eux et leur famille m’ont cependant appris bien des choses, et ce que j’ai pu en entendre, en comprendre, remet en question un certain nombre d’idées reçues que j’interroge dans ce livre « Dérives adol … ». Au moment où le signifiant-maître était « dé-radicaliser », comme on dirait « dés-infecter », « dé-ratiser », j’ai voulu dans ce livre crier, encore et encore, qu’à prétendre « mettre au pas » ces jeunes sans accroche, nous allions à la catastrophe, parce que l’enjeu d’une vie, c’est de « prendre pied », de s’enraciner dans un monde de liens et de projets. C’est le sens même de la prévention. Ce livre, c’était un projet de longue date, mais je remettais toujours à plus tard, jusqu’à ce que le déclic se produise : et le déclic, ce fut le Bataclan. J’étais dans le secteur ce soir-là, et en sortant d’un restaurant, une détonation assourdissante nous a figés, puis le silence, un silence de mort aussi étrange que le bang qui l’avait déchiré. Sur le retour, des rues bloquées, des gyrophares, des sirènes, police, ambulances, pompiers. Ce n’est que tard dans la nuit que la radio a annoncé l’ampleur de la catastrophe. A côté du carnage de masse, un homme isolé avait déclenché sa ceinture d’explosifs devant un café. Lui seul avait péri, à quelques pas de nous, Bd Voltaire. On n’en parlait qu’à peine. On n’avait rien vu, juste entendu, mais l’image d’un homme déchiqueté, explosé en morceaux de chair épars, me revenait en boucle. Peut-être était-il un de ces ados éclaté que j’avais suivi autrefois, une de ces bombes ambulantes, suffisamment déjantées (littéralement sortis de leur jante) pour se faire sauter ? Comment sortir de ma sidération, comment me détacher d’un réel qui avait fait effraction, comment faire pour que le trauma ne reste pas incarcéré avec ses effets mortifères ? C’est là que je me suis replongée dans mes articles écrits au fil du temps. Des articles qu’il me fallait réinterroger à l’épreuve de ces fins de vie explosives. Quel est ce processus psychique qui pousse des ados à faire allégeance à ceux qui s’approprient leur vie -corps et âmes- jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Pourquoi des jeunes perdent-ils tout horizon de vie pour être fascinés par la mort ? Pourquoi tuer et se tuer devient-il une raison de vivre ? Se faire exploser en faisant exploser le monde, n’était-ce pas le bouclage d’un processus psychique en impasse ?
Alors ce livre écrit fébrilement sous le choc, en 3 mois, c’est le résultat d’un travail institutionnel sur des décennies, qui m’a confrontée à des questions brûlantes, cliniques, théoriques mais aussi éthique et politiques. Ecrire, c’est sublimer, pour ne pas céder aux émotions immédiates, ne pas se décourager, mais déplacer sa violence, son angoisse, en faire œuvre. Et sublimer, c’est là où ces ados échouent, prisonniers de leur violence, sans pouvoir la déplacer, la transformer.
Les ados dont il est question, ce sont ceux qui se retranchent sous leur casquette en guise de carapace, qui nous fuient et nous font fuir, qui nous rejettent et se font rejeter, qui s’excluent et se font exclure. Ils échouent à l’école, ils échappent aux parents, aux institutions, mais surtout ils s’échappent d’eux-mêmes pour fuir le vide qui les étreint, embarqués dans l’immédiateté de leurs affects. Des ados ingérables, incasables, dont personne ne veut, des « têtes brûlées » comme on disait autrefois, qui pratiquent la politique de la terre brûlée, mais c’est eux qui flambent, qui se brûlent les ailes, qui brûlent leur vie en brulant leurs cartouches. La rage au corps, ils déchargent cette pression du réel en pétant les plombs. Sous le poids d’une poussée constante, le passage à l’acte évacue l’angoisse. C’est le temps des explosions pulsionnelles et de l’immaturité affective, quand la partition inconnue du sexuel les déborde, provoquant désir et effroi. La révolte adolescente, c’est le temps du remaniement des identifications, le temps de refaire le monde, de remettre en question les parents, ce qu’ils ont fait de leur vie, le temps de brûler les idoles qu’on a adorées, pour incorporer les nouvelles idoles qui vont soutenir un moi idéal en perdition. Et si l’explosion adolescente survient sur fond de désintégration du lien familial et social, le passage adolescent va ressembler à un enjeu d’existence toujours aux limites de l’inexistence. Devant ce vide vertigineux, une des issues sera de s’arrimer à une Vérité-Toute, de s’en soutenir, de l’incarner pour faire caillot à leur malêtre.
Leurs parents sont bien souvent venus d’ailleurs, des parents qui ont tout quitté -pays, village, parents, langue- pour faire le grand saut. Des parents animés par le désir et l’urgence de s’adapter, quoiqu’il leur en coûte, dans l’espoir d’offrir à leurs enfants un avenir meilleur. Des enfants qui sont nés ici, ou ont grandi ici, scolarisés ici, mais qui ont échoué à prendre pied dans un monde qui ne les attend pas, qui n’ont pas trouvé le terreau qui leur permette de s’enraciner ici. L’école devait être le curseur de leur réussite, mais fascinés par la vie facile et la société de consommation, ils sont devenus anorexiques scolaires autant que consommateurs boulimiques. Suspendus dans un monde sans repères, sans bord, sans passé, sans futur, enfermés dans le présent de leur ghetto psychique, ils errent dans un supermarché d’abondance déserté de paroles, livrés aux sollicitations inaccessibles du marché, captés par l’objet de consommation qui n’en finira pas de combler leur vide existentiel. Déçus de la vie avant même de s’y être engagés, ils dérivent au gré des rencontres dans l’espoir de se sauver d’un devenir sans avenir. Ce qui aurait pu se nouer entre les cultures a fait nœud coulant, jusqu’à les faire couler dans les bas-fonds, là où ça ne parle pas, où ça ne pense pas, là où le poids de l’archaïque fait retour.
Alors que certains d’entre eux ont perdu tout horizon de vie et trouvent refuge dans un projet où la mort est la seule issue désirable, quelle place pouvons-nous prendre pour éviter que leurs rancœurs ne les jettent dans les griffes de ceux qui leur promettent la lune…et le paradis ? Comment leur éviter de devenir les proies de ceux qui cherchent à instrumenter leurs forces vives jusqu’à la mort ? Parce qu’ils continuent à grandir dans l’inespoir, se poser la question de la prévention de l’embrigadement djihadiste qui les guette, est une priorité. C’est incontournable et pourtant le politique ne fait que contourner la prévention pour renforcer la répression. Simples citoyens, ou professionnels impliqués dans leur prise en charge, nous sommes tous concernés par le processus qui fait que des enfants en danger deviennent délinquants, et que des délinquants se retrouvent en danger de radicalisation violente. Comment préserver nos enfants les plus déstructurés du naufrage humain qui les guette ? Nous sommes là pris dans des enjeux qui nous dépassent. Et pourtant, nous faire passeurs pour aider ces enfants à trouver le passage entre ici et là-bas, entre hier et demain, entre culture d’origine et culture du pays d’accueil, c’est bien ce qui nous revient. Si ces adolescents peinent à trouver leur place dans un monde qui ne les attend pas, notre accueil peut leur permettre de se raccrocher à un tissu vivant qui les soutienne, qui les nourrisse ? Là où ils se noient au milieu du gué, il s’agit de les raccrocher à la rive, de les encorder à leur histoire, pour qu’ils réussissent à habiter leur vie au lieu d’en être habités, au lieu de s’inventer une origine mythique, fictive et plaquée, dans le sillage du Prophète.
La Démocratie est, pour Freud, liée au « processus de civilisation…sous l’influence d’une tâche imposée par Eros« , mais l’équilibre est précaire car Thanatos veille au cœur même d’Eros. Après Freud, Agamben, écrit :« L’homme porte en soi le sceau de l’inhumain…son esprit contient en son centre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son être capable de tout »[1]. Les conquêtes fondatrices de la civilisation naissent du renoncement pulsionnel, mais en situation de crise, la sublimation échoue à endiguer la poussée « primitive et autonome« [2] de la pulsion de mort, elle ne fait plus contrepoids à l’emprise de la Chose « ce qui, nous dit Lacan, dans la vie peut préférer la mort »[3]. L’Histoire n’en finit pas de céder à ces résurgences de la Chose, ce refoulé archaïque constitutif du Sujet qui fait retour dans le réel comme des fantômes qui le hantent : passions narcissiques et identitaires, violences fratricides, reviennent « toujours à la même place« [4], selon les modalités du Réel. En-deçà de l’homme que l’on dit civilisé, la barbarie se répète au fil du temps, sous la figure de cette passion meurtrière et suicidaire du djihadisme, mais aussi de tous ces fascismes, tous ces populismes, tous ces totalitarismes, tous ces fanatismes qui se nourrissent d’une idéologie identitaire de haine et d’exclusion de l’autre différent, jusqu’au fantasme de solution finale. Dans les années 30, Gramsci écrivait du fond des geôles fascistes italiennes « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »[5]. Le djihadisme est une de ces ex-croissances monstrueuses, rejeton symptomatique du malaise dans la civilisation, un symptôme contemporain qui nous revient comme le produit d’un échec sociétal.
L’ascenseur social est en panne, l’offre d’idéal se fait rare, et le politique est aveugle et sourd aux impasses de la vie: institutionnalisation de la précarité, dérégulation, avec leurs conséquences sur plusieurs générations. Dans le contexte morose des lendemains qui déchantent -misère économique, sociale, culturelle, écologique, politique- des jeunes en quête de sens dans un monde déliquescent, vont s’amarrer au pilier du djihadisme comme forme exclusive et excluante de lien social, un lien qui va les aider à se tenir debout. A coups de libéralisation de l’économie, la radicalisation d’un système sans foi ni loi est venue engendrer une radicalisation de la violence. La lame de fond djihadiste prospère sur un système qui produit ses laissés pour compte, pour solde de tout comptes, ses futurs SDF que Rilke a décrits comme « des pelures d’homme que le destin a recrachées ». L’opulence a son revers, celui du dénuement. La machine économique produit ses exclus de la croissance et produit ses ex-croissances monstrueuses. A la marge de l’économie de marché, les enfants de l’inespoir vont inventer leur économie parallèle de débrouilles en magouilles…jusqu’à ce que leur ghetto psychique rencontre le désert symbolique de la prison. Un désert peuplé de recruteurs constitués en entreprises de récupération et de recyclage de la violence, qui vont faire caisse de résonance à leurs rancœurs, attiser leur haine, et faire flamber les préjudices subis. Ils vont canaliser et façonner leurs pulsions à feu et à sang, vers le massacre. Ils feront fructifier leur violence par une promesse de jouissance sans limites, une promesse d’être élus là où ils sont exclus, de devenir Tout, là où il ne sont Rien. De la loi du Marché, ils en passeront à la loi du Sacré.
Comment permettre à ces jeunes qui décrochent de « prendre pied », quand on se heurte à une politique publique de « mise au pas ». Les éducateurs sont ravalés à des contrôleurs, les psychologues réduits à des investigateurs, et toujours plus de policiers pour mettre toujours plus de jeunes en prison, toujours plus de prisons pour enfermer toujours plus de jeunes. A la pression de la violence, est venue répondre la violence de la ré-pression. Pourtant, c’est lorsque la butée judiciaire met un frein à leur fuite en avant qu’un travail psychique devient possible. Le magistrat est l’agent d’une rencontre qui sans lui n’aurait jamais eu lieu, car ils n’iront jamais spontanément voir un psy, et c’est lorsqu’ils y sont contraints par un juge que nous pouvons espérer entrer en lien. Mais à conditions que le fonctionnement judiciaire ne vienne pas étouffer et pervertir notre fonction clinique.
Le rappel à la loi du juge est nécessaire mais non suffisant pour que la loi sociale prenne sens et s’inscrive. Et c’est là que la clinique peut ouvrir cet espace de respiration dans le parcours procédurier du social et du judiciaire. C’est une pause nécessaire pour que l’évènement délinquant se traduise en évènement psychique. Quand le trop-plein de tensions s’évacue dans des passages à l’acte, on peut élever l’agir à la dimension de question, partir de la réalité des faits pour que s’ouvre la réalité psychique, qu’elle se déploie et s’élabore. Amener ces enfants à se poser la question de ce qui se joue à travers eux, ce qu’ils misent d’eux même au travers de leur violence, c’est les amener à être partie prenante de leur devenir…mais l’engrenage sécuritaire du « surveiller et punir » s’est conjoint aux nouvelles politiques publiques pour faire table rase de la relation transférentielle, au profit d’une fonction aseptisée, et de procédures standardisées. Au lieu de reposer sur le lien avec l’autre, c’est le recueil d’informations qui prévaut : investigation, évaluation, diagnostic, pronostic, objectiver l’autre hors de tout travail de subjectivation. C’est ce qui a été à l’origine de ma démission, il y a 10 ans. Un départ que j’ai accompagné d’une « Lettre Ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient » ; en sous-titre « Pour une éthique clinique dans le cadre judiciaire : un enjeu vital ». J’y affirmais « mon refus de participer d’une mise à mort de la clinique, qui se met en place, subrepticement » et en conséquence ma « décision de ne plus participer d’un projet réducteur, qui porte atteinte au devenir de ceux qui nous sont confiés ». C’était tout juste 10 ans avant le Bataclan, la LO figure dans le livre, parce que, malheureusement, plus que jamais d’actualité
La question qui nous tient, qui nous pousse, c’est celle du poète Edmond Jabès : « Comment pratiquer l’espoir, là où tout est résolu d’avance. Comment pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé? »[6]. C’est ce qui mobilise notre désir devant ces enfants qui se sont bétonnés sous l’impact des traumas. Comment faire brèche dans leur carapace, pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé » ? Comment atteindre ces jeunes cassés et cadenassés, ces ados déboussolés qui nous déboussolent, avant qu’ils ne sèment la terreur, avant que les gourous du Djihad n’en fassent de la chair à canon, avec retour à l’Origine garantie.
« Ils n’ont pas de demande », entend-on souvent ! Mais demander, suppose d’avoir fait l’expérience du prochain, l’Autre fiable, secourable, qui assure la sécurité nourricière et affective de l’enfant. Or très tôt, ces enfants ont vécu des traumas, des placements, ils ont dû survivre entre abandons et trahisons. Là où le don de vie fut aux frontières de l’abandon, ils eurent à se construire sur un terrain miné, plein d’effondrements. Des zones de catastrophe se sont pétrifiées, et ont laissé les stigmates d’un drame irreprésentable. Ils se sont construits sur les déchirures d’une histoire lourde de ruptures et d’abandons. Placés ici puis là, trimballés au fil des évènements comme des poids morts, ils ont grandi tant bien que mal, la peur au ventre, autour d’un noyau traumatique ou dépressif qu’ils ont enkysté. Ils se sont construits autour d’une « angoisse archaïque disséquante » selon les termes de Winnicott, jusqu’à ce qu’ils déchargent le trop-plein de tensions dans des passages à l’acte, une déferlante sous pression qui fait reculer le temps de la dépression. Quand les liens précoces n’apportent pas à l’enfant une sécurité de base, quand le sol nourricier s’effondre, ils n’ont que les vibrations du corps pour s’éprouver vivant. lLur corps est un mémorial incandescent, creusé de traces qui ont échappé aux transcriptions. Je fais référence à la lettre 52, de Freud, qui traite de la construction psychique, du chaos de la jouissance primitive puis de ses transcriptions successives par l’appareil psychique. Ces jeunes restent empêtrés dans « ce chaudron de stimulus bouillants » comme le dit Freud, aspirés par le retour de l’archaïque. Ils restent travaillés au corps, comme plombés par l’emprise du réel. Ils n’ont que leur corps pour dire leur rage. Si la 1ere des sublimations passe par le langage qui fait écart avec le corps, leur langue est restée une langue du corps, langue pulsionnelle, sans détour et sans métaphore, une langue d’expulsion du mauvais objet qu’ils ont incorporé. Ils dérivent au gré d’un noyau obscur qui n’est pas filtrée par le défilé du langage, un noyau pulsionnel qui échappe au signifiant et à toute représentation.
Alors, s’ils n’ont pas de demande, si le lien les menace, c’est parce que demander, c’est prendre le risque d’un non, un non qui les efface, qui les anéantit. Le semblable -de sa seule présence, de son seul regard, de sa seule parole- est un rival qui les met en danger. Pourtant, en-deçà des provocations, en-deçà de ce qu’ils nous montrent, il importe de supposer un appel, un appel inconscient, maladroit et raté à être inclus et reconnu. Leur violence est la face visible d’une dépression enfouie, clivée, elle témoigne de ce qui en eux veut vivre. A vouloir échapper à une mort psychique annoncée, celle de la mélancolie, ils vont se naufrager dans une mort physique programmée. Menacés du pire, ils foncent au cœur du pire dans l’espoir de se sauver. Leur fanatisme fait barrage à l’angoisse, et contre feu pour ne pas chuter dans le néant.
Donner à ces jeunes les moyens et le désir de résister à l’embrigadement qui les guette, c’est croire en un appel qui ne se dit pas, c’est un pari nécessaire pour créer du lien, pour dépasser leur méfiance, leur défiance, pour les soutenir de notre désir -là où le leur -de désir- n’a pas pu se constituer et est resté figé dans un agir.
Ce qui a échoué à se constituer du côté du désir, du côté de la radicalité du désir va verser du côté de la radicalisation d’une violence erratique. Ce qui a été forclos du discours dominant fait retour dans le réel avec ses effets destructurants sur les plus fragiles. Lacan, après avoir élaboré les 4 Discours qui rendent compte des différents types de liens sociaux en a rajouté un 5eme, le discours capitaliste, et il dit : « Ce qui distingue le discours du capitalisme, c’est la Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique…avec comme conséquence, le rejet de la castration », et il ajoute « ce n’est pas pcq la Verwerfung rend fou un Sujet, qu’elle ne règne pas sur le monde, comme un pouvoir rationnellement justifié »[7]. (fin de citation) Sous l’effet du forclusif, l’affolement pulsionnel n’est pas canalisé par la dimension de la castration, il n’y a plus de conflit à symptômatiser, plus de culpabilité consciente, plus d’angoisse et la clinique surfe sur des a-structures apparentes telles que psychopathie, hyperactivité, états-limites, borderline, diagnostics bouche-trous, fourre-tout, selon les modes du moment. Le Sujet disparaît, envahi de réel, il n’y a plus d’écart pour penser le monde, pour le métaphoriser. Avec le rejet de la castration, la violence narcissique déferle sous l’impératif de jouissance et de toute-puissance, pour devenir religion de la Terreur, religion de ceux qui n’ont plus rien à perdre, et régressent dans une folie destructrice et auto- destructrice.
Face à une clinique qui découle d’un long processus de désymbolisation et de démétaphorisation, nous devons inventer une clinique du réel pour que la violence ne termine pas sa course folle dans l’expression brute de la pulsion de mort: « La jouissance, écrit Nestor Braunstein, est bien la satisfaction d’une pulsion, mais d’une pulsion très précise, la pulsion de mort ».Winnicott nuançait le propos en parlant de la « vitalité destructrice» des délinquants, tandis que Nathalie Zaltzmann proposait de « rendre aux pulsions de mort leur forme de vie psychique», ce qu’elle nommait « pulsion anarchiste ». Rendre aux pulsions de mort leur forme de vie psychique, c’est tirer des bords au coeur de la tourmente, c’est révéler de nouveaux bords pour les articuler en une réalité nouvelle. Il s’agit de faire bord à la pulsion de mort, avant qu’elle ne prenne corps dans le réel, déplacer l’énergie du désespoir pour se faire promoteur d’un sens non encore advenu… serait-il fiction. Parce que « la vérité, nous dit Lacan, a une structure de fiction ». Une fiction qui dit vrai ? Dans le même esprit, un très beau film de Paul Auster « Smoke », se clôt sur cette réflexion « Du moment qu’une personne y croit, il n’y a pas d’histoire qui ne puisse être vraie[8] ». Echo à Freud qui écrit « La tâche de l’analyste est de reconstituer ce qui a été oublié à partir des traces qui sont restées, ou plus exactement de le construire »[9]. Nous avons donc à construire ce qui a été oublié, refoulé, voire ce qui ne s’est pas inscrit. Nous avons à construire des rives et des ponts pour aider ces jeunes à habiter leur vie, à les réinscrire dans leur histoire et dans l’Histoire. C’est pourquoi, une dynamique de travail avec ces familles écartelées entre ici et là-bas, un travail de lien entre parents et enfants, est au fondement de la prise en charge : cela commence par reconnaître les parents pour qu’ils se réhabilitent à leurs propres yeux, aux yeux de leurs enfants. Les soutenir de notre regard, de notre écoute, de notre désir, les amener à se souvenir, à se raconter là où ils ont enkysté leurs blessures dans un quotidien de silence, de dépressions et de somatisations, c’est un passage obligé pour que ce qui s’est figé, ce qui semblait gelé, se remette en circuit, en récit. Faute de quoi, les ados sont ceux par qui le scandale arrive.
Là où les parents se laissèrent effacer, ils agissent le refoulé parental en faisant effraction, ils se montrent insoumis là où leurs parents furent soumis, révoltés là où leurs parents furent résignés, bruyants là où leurs parents furent discrets, impatients quand leurs parents avaient tout le temps. Ils cherchent à laisser leur trace, la trace de leur existence à la mesure de leur sentiment d’inexistence, la trace de leur puissance à mesure de leur sentiment d’impuissance.
De leur père, ils n’ont que la représentation honteuse que leur renvoie le discours dominant, celui de l’immigré charrié dans le « flux migratoire ». Ils ignorent qu’il fut ce héros venu en éclaireur, cet aventurier solitaire, qui osa se risquer, seul et sans filet, vers la Terre Promise, une terre qui n’a pu tenir ses promesses. Ils sont les témoins impuissants d’un père malade, handicapé, assisté, absent ou qui n’a plus que sa violence pour exister, une image dont ils s’arrachent avec pertes et fracas, mais avec le désir obscur de le venger. Invalidé par le social, leur père n’est plus en place de soutenir l’interdit, l’inter-dit en 2 mots, le dire entre les corps qui met une limite au parasitage mère/enfant et fait coupure dans la jouissance. Là où la fonction symbolique permet de sortir de l’opacité et de l’indifférenciation, leur père n’est plus en place de pouvoir introduire ses enfants à la socialisation et à l’altérité. A ne pouvoir prendre appui sur la fonction d’un père mis à mal, des enfants sont livrés aux mères, des mères à leurs enfants, entre amour et haine. Des mères, débordées et débordantes, accaparantes ou rejetantes elles-mêmes à la merci de leurs enfants, petits maîtres tyranniques et exclusifs qui les parasitent, les violentent pour s’arracher de leur emprise. La violence des enfants vient trancher dans le vif d’une relation dévorante. Les arrachages de l’origine se jouent dans le réel. Dévorer la mère pour ne pas se faire dévorer, ce scénario vampirique va devenir la matrice de leur lien social « il m’a regardé, il m’a pas respecté, il m’a traité ». Leur fantasme de toute-puissance dévorante sera à la mesure de leur effroi d’être dévoré.
Parce qu’ils n’ont pas connu la sécurité des liens avec un adulte fiable, tout lien va réactiver au moindre frémissement les traces archaïques d’intrusion. L’autre, l’étranger est le persécuteur qu’il faut abattre pour ne pas être aspiré, pour respirer. Le mauvais œil les regarde, qui va dévoiler leur identité en miettes, aussi roulent-ils les mécaniques, comme autant de voiles et de cache-misères de leur fragilité. Ils recouvrent leur dépression enfouie en prenant les habits du superman à qui rien ne résiste et dans une parade d’intimidation, ils traversent le miroir en héros incastrable, celui que rien n’arrête, si ce n’est la prison. Sous l’emprise d’une menace imaginaire, ils s’épuisent à détruire pour ne pas être détruits, ne pas disparaître dans l’abîme insondable de l’Autre menaçant. Terrorisants autant que terrifiés, leur peur sera instrumentée pour en faire des terroristes.
Pleins de cris, mais sans mots pour articuler ces cris, entre failles narcissiques et effondrements symboliques, ils flambent leur vie et vibrent de tout leur corps dans un présent à fleur de réel, à fleur de peau. Leur jouissance est toujours prête à déferler en roue libre sur la scène du social. Ils flirtent avec la mort pour se sentir vivants, la mort appelée pour mieux être maîtrisée, convoquée pour mieux être éloignée, jusqu’à ce que les plus fragiles y sombrent dans un ultime plongeon. Toujours plus fort, toujours plus vite, toujours plus dangereux, toujours plus de bouchons pour colmater l’angoisse sans fond. Toujours plus de paradis artificiels, toujours plus d’alcool jusqu’au jet de vomi, jusqu’à se déjeter, se faire tout entier déchet : et du corps-déchet au corps déchiqueté, il n’y a qu’un pas.
Du père ordinaire, mis hors-jeu, empêché d’occuper cette fonction de Nom-du-Père, ils en passeront au père (H)ordinaire, ce Père mythique de la Horde tout-puissant, incastrable, qui s ‘incarnera en ce père pervers, fascinant et fascisant. Dans un lien hypnotique avec le Père de la Pensée Unique, ils incorporeront les appels au meurtre, aveuglés de convictions qui se crispent en passion totalitaire. Le chemin de leur Vérité suivra celui de la Terreur. Enfin élus dans le droit fil du prophète, amarrés à une origine pleine, repentis de leur vie débridée sans foi ni loi, ils vont se brider d’une foi qui leur fera loi. Forts de leurs nouvelles fondations, de leur nouvelle filiation, leur nouvelle identité sera précédée de Abou, qui veut dire père. Se faisant ainsi père de leur père, pour mieux le venger, mieux le sauver, mieux le purifier. Ils seront prêts à voler en éclats pour l’amour d’un Père…Les rituels obsessionnels d’une loi coranique fétichisée auront raison de leur errance psychique en corsetant leur inconsistance. Là où ils n’auront pu se soutenir de la fonction symbolique du père pour se construire, la Charia fera fonction de colonne vertébrale, et fera ligature à leur vide dépressif, A la place de l’ordre symbolique, l’injonction surmoïque et tyrannique en appellera à trancher dans le vif. En occupant la place vide du moi idéal, les emblèmes imaginaires vont prendre la place des repères symboliques défaillants, et tenter de suppléer à leur fragilité. Après avoir œuvré dans la pensée, la radicalisation mortifère va œuvrer dans les corps, pour soutenir leur destin de martyr et les livrer à « cette pure culture de la pulsion de mort qui réussit à pousser le Moi à la mort » [10]. Délestée des montages symboliques, la pulsion d’emprise va verser du côté de la pulsion de mort. Disparaître en tant que Sujet, submergé par la pulsion de mort, c’est ce processus que Ferenczi a décrit comme clivage auto-narcissique : des noyaux de terreur, des zones d’effroi autrefois enterrés dans une fosse, pour se sauver d’une mort psychique, vont resurgir dans le réel, réactivés par la diffusion de scènes barbares. Pénétrés sans écart, sans métaphore, d’une violence qui écrase la pensée, les parties restées vivantes de la psyché seront submergées jusqu’à la désintégration, jusqu’à la déshumanisation
Au nom de la pureté de l’Origine, la loi religieuse aura donné ses lettres de noblesse aux pulsions de mort : viols, meurtres, profanations seront sacralisés. Au nom du sacré, la Barbarie ; au nom de la pureté, la souillure ; la Haine au nom de l’Amour ; la Mort ici-bas au nom de la Vie au-delà… jusqu’à ce qu’ils se disloquent et volent en éclats pour franchir le mur du non-retour. Parce qu’ils n’ont pu s’arrimer au Nom-du-Père, ils auront tenté de se soutenir du Nom-de-Daech, jusqu’à ce que l’explosion bouchère témoigne d’un univers psychique qui s’est désagrégé. Lutter contre le danger imaginaire de désintégration, les aura menés à l’ultime plongeon dans le réel de la désintégration. Après avoir tenté de suppléer aux ravages de l’originaire et à l’effondrement du symbolique, après avoir tenté de se soutenir de substituts, de cache-misères, pour se tenir debout, l’issue mortelle à la folie et au chaos viendra témoigner de l’échec de toutes ces tentatives de prothèses, de suppléances, de tous ces recours pour se sauver. En actionnant leur ceinture pour franchir le mur du non-retour, ils paieront de leur vie un effondrement symbolique, en désagrégeant leur corps pour se faire un Nom, dans le sillage du prophète. Au-delà de la petite mort, les retrouvailles océaniques se feront dans une apothéose orgastique, là où il n’y a plus de bord, plus de vie et de mort. Retour à l’Origine pure, inaltérée, garantie, pour jouir enfin sans limites, immortels, éternels, universels.
Danièle Epstein
[1] Agamben Giorgio, « Ce qui reste d’Auschwitz », éd. Rivages
[2] Freud: « Malaise dans la civilisation » Ed. PUF.
[3] Lacan: « L’Ethique », séminaire 59/60, séance VIII, Ed. Le Seuil
[4] Lacan: Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » 1964, Ed. Le Seuil
[5] Gramsci Antonio, « Cahiers de prison, Passé et présent », ed Gallimard, traduction par Venturini Serge,« Eclats d’une poétique de l’inaccompli », p12, éd. L’harmattan
[6] Jabès Edmond, « L’Enfer de Dante », ed Fata Morgana, 1991
[7] Lacan, séminaire XIX, Le savoir du psychanalyste, 6/1/1972
[8] Lacan : Séminaire « La relation d’objet »
[9] Sigmund Freud : « Constructions en analyse », in Résultats, Idées, Problèmes », tome 2, Puf 1987
[10] Sigmund Freud : « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, ed Payot 1963