LES « RENCONTRES-DEBAT » DU CIPA DU 19 NOVEMBRE 2016
Introduction
Mesdames, Messieurs, chers Collègues et chers amis, au nom de mes collègues, j’adresse tous nos remerciements aux intervenants pour avoir répondu favorablement à notre invitation, et je remercie les personnes présentes de l’intérêt qu’elles portent à nos Rencontres-débat.
Remerciements aussi à Louis Moreau de Bellaing avec qui je co-anime le séminaire Un social possible ? A Agnès Antoine pour le séminaire sur L’Empathie que nous co-animons ainsi qu’aux collègues de ces séminaires qui ont contribué à la réalisation de cette Rencontre-débat.
L’histoire des mathématiques s’étend sur des millénaires, leur vigueur intrinsèque leur a permis de se constituer sur un monde de connaissances où tout raisonnement réside sur la logique. Sous l’influence de Platon et d’Aristote, les mathématiques représentent un savoir fondamental, une science pure. Puis les Romains, comme plus tard les scolastiques, en feront l’art des grandeurs calculables. Les mathématiques ont toujours entretenu une proximité avec la philosophie, l’art, la musique, l’astronomie, la physique et plus récemment avec la psychanalyse, Freud, Ferenczi, Lacan, auxquels il convient d’ajouter des théoriciens de la sensorialité W. Bion, Piera Aulagnier, D. Anzieu…
Si au XVIIe siècle, les mathématiques englobaient toutes les disciplines, aujourd’hui, mathématique et physique sont à nouveau séparées comme l’avait soutenu Auguste Comte, au XIXe. A. Comte admet alors que la seule vérité possible l’est par la Science et pense la construction des objets mathématiques par un retour à la philosophie. Une philosophie de l’espace géométrique qui n’est pas une catégorie de la sensibilité mais un outil et avec l’algèbre, un concept de système des signes dont les signes liaisons constituent le langage tout entier (Émotions – Images – Signes).
La mathématique apporte la notion de structure, de superstructure dit Ernst Cassirer, et notre société fait appel à la Science pour répondre à toute chose, en partant du principe que la mathématique possède en elle-même la vérité. Pour A. Badiou[1], la mathématique est soustraite au sens, elle est l’os de la vérité. La mathématique se détacherait-elle alors des affects pour s’adonner à son rôle technique ? Que devient la philosophie dans ce monde marchand où tout se vend ? L’espace mathématique deviendrait-il seulement un espace où les relations et les termes coïncident ? Un espace à l’intérieur duquel la pensée n’opère plus que sur elle-même[2]. Toutefois, la machine, si nous nous référons à elle, est construite et pensée par l’homme : elle n’est que la matérialisation de l’abstraction de la pensée.
Cependant, la mathématique est de plus en plus au centre de la culture de l’humanité. Son caractère abstrait se matérialise dans de nombreuses réalisations et apporte dans notre monde un développement des phénomènes qualitativement plus fin. Ainsi le phénomène digital remplace-t-il les modèles mécaniques et la part d’algorithmes ne peut que s’accroître en se matérialisant. Paradoxalement dans le développement mathématique de l’économie, la mathématique et ses dérivés, les algorithmes se dématérialisent et deviennent aussi un enjeu civilisationnel.
C’est un mathématicien perse, Al Khawarizmi qui inventa au IXe siècle l’algèbre et l’algorithme qui désigne un ensemble d’opérations finies et nécessaires pour résoudre un problème. Puis au XVIIe siècle, René Descartes, Pierre de Fermat appliquent l’algèbre à la géométrie, le nombre infinitésimal, l’infini et l’indéterminé.
Aujourd’hui les algorithmes font partie intégrante de notre vie quotidienne, ils sont partout chez les géants d’internet Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix, pour la vidéo, Deezer et Spotify pour la musique. Face aux croisements massifs de l’ensemble de nos données numériques, les algorithmes représentent-ils une menace pour notre vie privée ou sont-ils un outil indispensable au progrès de notre société démocratique ? De fait, ils sont aussi à l’origine de transformations radicales dans nos modes de vie, suscitant de nombreuses inquiétudes.
L’algorithmique joue un rôle fondamental dans les sciences de la vie qui n’étaient pas traditionnellement « mathématisées ». Par exemple, le système informatique transforme la texture des institutions car sa spécificité endogène donne au langage un caractère « dépouillé de significations collectivement élaborées[3] ». Ces significations laissent advenir une recomposition de l’habitus renvoyant à une culture d’ordre plus pictographique et idéographique dont les sigles sont un des modes d’expression paradigmatique. La conséquence sera-t-elle une perte de sens pour les individus ? En effet, le mot s’efface au profit de la lettre en tant que symbole. Dans la controverse avec les algorithmes, Bernard Stiegler précise que Google transforme notre rapport aux mots, qu’il les met au service de la spécularisation de la langue. Il voit dans Google une « désémentisation » de la langue car il étend le capitalisme à la langue elle-même. Le mot a donc une valeur marchande.
L’informatique participe à l’élaboration de ce que certains appellent l’intelligence artificielle. Ces machines abstraites, ces automates, ont une théorie centrale algorithmique qui s’appuie sur la théorie de la complexité et de la calculabilité. Nous pouvons, dès lors, nous demander ce que seront les limites du faisable et du calculable. Depuis la machine de Turing (1936), des progrès ont été accomplis et aujourd’hui la machine α dispose d’un modèle synthétisant les algorithmes informatifs et les algorithmes de la nature, explicitant de façon précise les phénomènes sociaux et culturels.
La mise en sens de tous ces phénomènes par la mathématique, nous amène à nous poser un certain nombre de questions, à savoir celle de la proximité de la théorie des algorithmes naturels avec la théorie de Darwin sur l’évolution de l’espèce. Comment la transformation de l’aspect de l’aléatoire se gère-t-elle ? L’aléatoire en tant que concept peut-il se calculer ? L’indécidable se calcule-t-il aussi ? Mais l’irrationnel de l’humain ne peut se mettre en chiffre, or sa capacité de symbolisation prend sa source dans cet irréductible.
Dans la Silicon Valley, GoogleX Lab travaille sur l’innovation de rupture, la santé, le climat et l’alimentation à partir de quoi, l’intelligence artificielle rend compte d’un monde du vivant qui peut être démontré par les algorithmes. Ces chercheurs veulent faire reculer les limites de la vie, anticiper nos envies et nos pensées, bien avant que nos neurones n’aient eu le temps de se connecter pour réagir aux stimuli du monde extérieur. L’efficacité et l’immédiateté sont au cœur de ces systèmes algorithmiques.
La technique participe-t-elle plus au mimétisme qu’à l’émancipation de l’homme ? L’homo sapiens serait-il débouté par l’homo instinctus. Notre instinct serait-il du côté du mouton ou de celui du loup ? La raison numérique supplanterait-elle la raison humaine ? Avec les excès algorithmiques du management et le néolibéralisme dans la mondialisation, l’équation mathématique devient un outil intellectuel. S’il peut apparaître fascinant par sa recherche de la perfection, néanmoins, il s’agit de pouvoir mener une évaluation sur les algorithmes au regard de la prescription des objectifs et non d’être mis en demeure de l’utiliser sur les personnes. Les nouvelles formes de décisions du travail économique s’inscrivent dans la « gouvernementalité algorithmique ». Qu’en est-il du débat social avec les travailleurs ? La souffrance au travail des individus émerge, entre autres, d’une forte contrainte à isolement et d’un individualisme concurrentiel. S’ajoutent alors l’évaluation individualisée de la performance et l’objectivation du travail sans tenir compte de la part de subjectivité du travailleur, non mesurable scientifiquement.
Nous savons que les systèmes totalitaires se sont appuyés sur l’acculturation et la déculturation des individualités. La politique a fait irruption dans l’intime modifiant les perceptions et les sensations individuelles, réduisant ainsi l’espace entre le symbolique et l’imaginaire dans la société. Elle a fait surgir un monde de choses sans existence au niveau des perceptions, un autre réel.
Dès 1950, Lacan place la psychanalyse dans le champ du langage et de la parole, il franchit le passage du symbole au symbolique avec la notion de continuité par le langage. Il reprend l’hypothèse de Lévi-Strauss d’un univers symbolique réglé par ses structures qui fondent l’être même. Les travaux du linguiste, Ferdinand de Saussure, seront repris pour référence. Mais a contrario, Lacan voit une disjonction entre le signifiant et le signifié et la suprématie du signifiant s’exprime par les lois qu’il impose au signifié.
Lacan apporte une théorisation sur un mode de construction très voisin des mathématiques et des algorithmes, en faisant référence à la cybernétique. Il illustre le symbolique par une série de chiffres du langage informatique et le rapport syntaxique qui les lie[4]. Le symbole s’incarne alors dans une machine que Lacan compare au robot. Il radicalise sa conceptualisation en la réduisant à des phénomènes de code et le langage devient dénué de significations ; il n’existe que des éléments formels. C’est le signifiant pur qui est recherché. Il définit alors le mathème comme un modèle de langage articulé à une logique symbolique qui se formule par des lettres S1, S2. Ce modèle de structure est fondé sur la topologie qui opère un déplacement radical du symbolique vers le sujet de l’inconscient, puis l’inconscient est constitué de signifiants et de leurs rapports entre eux. Le signifiant devient de ce fait un symbole. Il n’est pas qu’un phonème mais il peut être le phallus… Il rejoint ainsi ce que Freud nomme les représentations de chose. La psychanalyse s’est instaurée alors dans la culture avec les signifiants et les signifiés. Ceux-ci ont fait des ponts avec les théories de Mauss et Lévi Strauss, modifiant les paradigmes du symbolique.
Les mathématiques comme structure et comme langage, interviendront-elles dans cette place assignée aux langues dans la relation humaine ? Interviendront-elles aussi dans la construction de la personnalité ? Comme les mythes, les mathématiques peuvent dire des choses qui échappent à la langue usuelle. Ce n’est que dans un second temps que ces choses pourront être dites par elle.
Dans un mouvement sémantique fondamental, Wittgenstein a poussé le curseur aussi loin que possible sur l’ontologie des mathématiques qui serait ce que le mathématicien en décide. De ce fait, le philosophe n’a plus qu’à enregistrer cette décision et n’a donc rien à découvrir en philosophie des mathématiques. Les mathématiques représenteraient ainsi la construction d’une langue artificielle idéale opposée à l’intuition philosophique. Or les mathématiques ne sont pas une langue naturelle, Bernard Chazelle[5] précise qu’en mathématique, il s’agit « d’un système qui s’autogénère et qui quelquefois vient buter sur une réalité. Il n’y a rien d’un langage entre-deux, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de la relation d’une personne à une autre personne. » Cette langue est artificielle, elle est d’abord celle des mathématiciens, pure objectivité, faite de signifiants. Si ces signifiants influencent les langues de notre vie, néanmoins le sens, le signifié est cependant donné par l’homme.
Le linguiste, Claude Hagège[6] indique qu’aucune langue n’a de formes grammaticales spécifiques qui soient exclusivement consacrées à l’expression des affects. « Il faut donc chercher du côté du contenu sémantique et en dégager une certaine unité, en étudiant les tendances reliées au degré de sa volition qui caractérise les phrases d’affects ».
La langue est du côté de l’expression de l’affect selon Julia Kristeva[7] ; c’est une structure hétérogène, « qui comporte non seulement des représentants de type linguistique, mais aussi des frayages d’affects qui peuvent – ou non – se lier aux mots et à la grammaire, sans pour autant cesser de constituer une psychisation élémentaire. » Or, l’affect en linguistique comme en philosophie n’est pas celui de la psychanalyse. Freud a fait de la psychanalyse une théorie de l’affect auquel il donne le sens de pulsion. Ses recherches sur l’hystérie, le rêve et l’association libre permettent d’accéder aux contenus inconscients, aux traces mnésiques.
Dans le champ psychanalytique, Ferenczi a étudié les mathématiques et le savoir théorique de l’abstraction ; il ouvre sa recherche à l’abstraction à partir de l’expérience du monde extérieur et de l’autoperception. Les systèmes mnésiques de l’inconscient seraient de plus en plus épurés et triés par le principe de similitude avec tout d’abord un système de filtrage qui se fait par les organes sensoriels.
Puis les théoriciens de la sensorialité ont mis en lumière la base de ce qui pourrait être des algorithmes propres à l’humain. Ils ont envisagé l’immanence, l’auto-engendrement à la source des mises en forme les plus élémentaires de modélisation de la pensée. Ce monde global de formes tel le modèle bouche/sein – ces deux bouts de chair – pris dans la fusion d’un mouvement d’auto-engendrement, font retour dans la psyché par les engrammes pictographiques, ainsi que les signifiants formels et de démarcation. Ces inscriptions pourront ainsi être psychisées et pensées à travers le corporel, le langage maternel et langage paternel sous-tendus par le social.
Le roman de Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit, nous permet d’aller à la source d’un pulsionnel brut. C’est l’histoire « d’un garçon de quinze ans (autiste Asperger), nommé Christopher. Il possède une intelligence et une logique imparables, il aime les listes, les plans, la vérité, mais il ne comprend pas la métaphore, ni le mensonge des histoires. Il réussit des exercices mathématiques très difficiles et comprend la théorie de la relativité. Mais il ne comprend pas ce que sont les êtres humains. Hormis son père et la personne qui suit sa scolarité, tous les autres sont des étrangers, voire des inconnus. Il ne peut penser et parler autrement que dans la violence et la terreur internes, toutefois pour en sortir, sa pensée suit un dédale géométrique et infini qui se doit de retrouver en lui un système d’équation[8] ». Ce système, celui des symboles, lui assure un socle élémentaire de sécurité. Le nombre est un objet de représentation et de symbolisation et le langage formel des mathématiques le remet dans un lien aussi tenu soit-il avec le monde extérieur. Il retrouve par-là, le langage de l’entendement car les mathématiques sont issues elles-mêmes d’un ensemble de sources s’imposant à l’entendement. Ainsi au-delà de l’intelligible, de la raison, c’est au potentiel caché de l’individualité, à l’étincelle qui est au plus profond de chacun fut-elle endormie que s’adresse la relation langagière qui s’instaure à partir de ce langage.
Aux confins de la pensée, lors des modalités de brouillages entre chose et psyché singulière, les formes originaires qui, de l’éclat à l’image, permettent le passage de la présentation de chose à la représentation d’objet. Ces algorithmes linguistiques, naturels produits par les sujets permettront-ils de maintenir « l’irréductible singularité » de l’être sans se dissoudre dans l’Autre ?
La question des potentialités et la mobilité des structures primitives sont en jeu lors de la constitution d’une modélisation et d’un socle métaphorique de la subjectivité. La symbolisation s’ancre ainsi sur ce fond de la subjectivité, cette voie d’accès demeure à explorer dans les cliniques aux limites de l’extrême de la subjectivité. Ce processus s’inscrit chez l’humain dans une aventure individuelle et collective de créativité, faite de traces, de formes, de signes, d’images dont la présence permet de surmonter l’état de détresse originaire. Le corps, l’image et le langage en définiront le sens par les médiations successives qui mettent en travail la pensée à travers la mémoire culturelle, l’intelligence sensible.
Que ce soit par l’écriture, la narration, l’art, la mythologie, l’analyste écoute l’analysant dans le cadre du transfert/contre-transfert, laissant advenir en lui cette capacité narrative qui permet au sujet de s’agripper quand il est au bord du désastre ; main qui s’accroche au rocher pour ne pas tomber hors du monde et se relier ainsi aux humains. Ou alors, à partir du dispositif d’une activité « jardin » dans un cadre hospitalier de psychiatrie adulte, l’analyste/thérapeute, médium malléable, laisse se déployer une rencontre, à la fois singulière et collective avec des patients psychotiques.
L’accès à la symbolisation par la médiation du monde de la sensorialité et des traumas psychiques singuliers et collectifs est sous-tendu par deux positions, l’une formaliste, création d’un langage sans sémantique, faite aussi de graphes, de chiffres et l’autre, à la source de la sensorialité stimulant l’image et le fantasme. S’y ajoute, comme pour les mathématiciens, une position autoréférentielle qui met l’analyste en lien avec ses sensations et ses objets internes laissant advenir des résonances qui se croisent pour accueillir cette voie si complexe de l’aptitude symbolique à la transformation.
Marie laure Dimon* Présidente du CIPA, psychanalyste, Thérapeute de couple
[1] Alain Badiou (2013) : Le Séminaire- Lacan et l’antiphilosophie 3, Paris : Coll. Ouvertures, Fayard.
[2] Xavier Papaïs (1999) : « Folies sacrées, Délire et pouvoir selon Hume » in Figures du théologico-politique, Paris : Vrin.
[3] Anne Vernet (2012) : A partir de Castoriadis et Aulagnier : « Le monde des hommes sensés » Rencontre avec l’altérité radicale sur les traces de Cornelius Castoriadis et Piera Aulagnier http://www.plumesdujoa.com/le-monde-des-hommes-senss
[4] Patrick Juignet (2003) : « Lacan, le symbolique et le signifiant » Cliniques méditerranéennes (n°68). Toulouse : Erès.
[5], Valérie Shafer (2013) « Des algorithmes et du naturel… » Entretien avec Bernard Chazelle. Revue des sciences et technologies de l’information. http://tsi.revuesonline.com/article.jsp?articleId=18606
[6] Claude Hagège (6 mars 2013) : « Conférence : Place des affects dans les sociétés humaines, tels que leur expression dans la diversité des langues » Université Stendal-Grenoble3.
[7] Julia Kristeva (2010) : De l’affect ou « L’intense profondeur des mots ». http://www.kristeva.fr/de-l-affect.html.
[8] Résumé très succinct de la pièce jouée au théâtre La tempête en septembre/Octobre 2015 à Paris.