Algorithmes, Réel, Symbolisations : Algorithmes et Rêve

LES RENCONTRES-DEBAT DU CIPA DU 19 NOVEMBRE 2016

ALGORITHMES ET REVE

Algorithme ! le psychanalyste l’utilise, il n’est pas le seul ; serait-ce « tendance », « effet de mode », un prêt-à-porter ou alors un prêt-à-penser ? Non évidemment depuis Freud, on emprunte aux autres sciences des modèles théorique qui permettent de mieux appréhender certaines réalités psychiques ; c’est le cas avec la thermodynamique, avec l’optique par exemple ; on sait aussi l’importance qu’ont joué la littérature, la philosophie, la mythologie pour asseoir la théorie analytique.

Le rêve c’est notre pierre angulaire sur laquelle repose l’édifice psychanalytique à la fois sur le plan de la théorie et dans la conduite de la cure.

Le travail qu’il effectue grâce aux procédés de symbolisation, de déplacement, de condensation, de figurabilité, de travestissement dans la mise en scène, met en œuvre en réalité des logiques particulières (notons au passage les rêves dits « programmes ») de nature mathématique. En partant du déchiffrage du rêve, Freud arrive à la compréhension de l’hystérie.

Nous pouvons repérer trois configurations algorithmiques : la première, à laquelle je me réfère prioritairement, celle de Freud, latent/manifeste ; celle de Bion, la pensée en rêve/la pensée du rêve ; celle de Lacan, signifiant/signifié.

Dès 1899, (Lettres à Fliess), Freud estime que « la structure du rêve est susceptible d’application universelle ». Mais il rajoute et précise : « La clef de l’hystérie s’y trouve en fait. Je comprends maintenant pourquoi je ne pouvais pas finir le livre sur les rêves : si j’attends encore un peu, je serai à même de décrire le processus mental du rêve de telle sorte qu’il inclura le processus de formation des symptômes hystériques. »

La grande découverte de Freud prend corps à la manière du langage corporel hystérique et du rêve. Pensée hystérique et onirique sont considérées comme référant à un fonctionnement mental de base, nucléaire à l’humain et que Freud repèrera progressivement dans l’appareil du langage, la rêverie transférentielle/contre-transférentielle.

Les procédés propres au rêve et à l’hystérie, la projection, la dramatisation, le jeu sur les images de mots et de choses, la symbolisation, le déplacement et l’hallucination se retrouvent au cœur du processus transférentiel envisagé comme une rêverie par laquelle le sujet retrouve sa mémoire, son histoire. Récupération par le rêve des traces mnésiques primitives, des « résidus d’une époque préhistoriques de l’existence… époque (…) où naît l’inconscient » (Freud : Lettres à Fliess n° 84). Resouvenir et retrouvailles par les mouvements transférentiels des émois et motions primitives violentes. Rêve et transfert forment les deux versants d’une même réalité baignée par l’illusion et dont les lignes de force sont éclairées par la désillusion.

L’hystérie de Freud va agencer l’espace analytique selon une double position représentative mettant en œuvre la posée onirique autant du côté du patient que du psychanalyste.

Cette position représentative suscite, à partir des investissements inauguraux liés au « voir » (pulsion scopique et jeu exhibitionniste/voyeur), à l’entendu et à la motricité, une reviviscence de représentations sur le mode hallucinatoire prenant parfois l’allure de violentes décharges pulsionnelles et d’une dramatisation du rapport à l’autre. Par l’image hallucinée, le cri, la parole, la tension musculaire qui s’investissent dans l’appareil du langage, (images motrices visuo-acoustiques), le patient, à l’instar du modèle initial de l’être au monde, est un hystérique. En partant de ce prototype, le sentiment de toute-puissance de l’hystérique, que Ferenczi rattache à la vie intra-utérine, prolongée dans la relation fusionnante avec la mère incitatrice de l’illusion, nécessite d’être complété sur le plan métapsychologique par la mise en œuvre du refoulement.

La métapsychologie du rêve a conduit très tôt Freud à établir, grâce à Dora et via l’hypnose, une parenté de structure entre le modèle onirique, l’hystérie, les mouvements langagiers dans la cure et ultérieurement les processus transférentiels/contre-transférentiels.

En effet, cette perspective nécessite, de par la régression induite par le dispositif, de considérer les images motrices visuelles et sonores ainsi libérées comme ayant profondément leurs assises dans l’onirisme inaugurant la vie psychique et la communication, mais aussi comme étant essentiellement de nature transférentielle.

La séance d’analyse peut être considérée comme un espace de rêve et le déroulement de la cure comme un processus onirique réactivé et réélaboré par le transfert, qui doit être éveillé.

Mais progressivement, il ne s’agit plus pour Freud de limiter cet onirisme à l’hystérie. L’homme aux loups lui donnera l’occasion de l’élargir à la névrose obsessionnelle. Inhibition, symptôme et angoisse viendra confirmer cette option.

Il convient de bien repérer que c’est en s’appuyant sur le noyau hystérique propre à chaque névrose que s’enclenchent, s’élaborent, puis prennent fin le processus transférentiel et la désillusion.

L’espace du rêve n’est pas seulement un écran. Cette fonction écranique est seconde par rapport à ce qu’il considère comme essentiel, à savoir, la Topique. L’espace de la séance, en tant que rêve, s’articule étroitement sur la constante préoccupation freudienne : le point de vue métapsychologique. Cette topique, qualifiée d’intermédiaire, s’inscrit dans la ligne théorique des passages, substitutions, transactions, transitions, formations de compromis, représentations intermédiaires ; cette logique la médiation, présente dès l’esquisse et qui est à la base des jonctions indispensables mais aussi des disjonctions nécessaires à la sauvegarde des équilibres internes et de la continuité psychique.

Sur ce point aussi, la théorie du rêve sert à établir d’une certaine manière celle de l’interprétation et du transfert.

On note déjà, à partir du travail d’unification des rêves signalé par Freud dans L’interprétation des rêves, idée reprise et développée par J. Guillaumin (1949), une première analogie entre cette activité de synthèse et le travail de réunification qu’élabore la rêverie transférentielle, en repérant, mettant en scène et condensant sur la personne du psychanalyste les conflits psychiques liée aux imagos.

Une deuxième analogie peut être soulignée à partir de ce travail d’unification de l’appareil onirique, de son activité de réunification et de mise en sens impartie à l’interprétation et, en particulier, à la perlaboration et à la reconstruction.

Le modèle d’interprétation des rêves sert de référent théorique à l’interprétation du transfert. Ainsi dans Le maniement de l’interprétation des rêves (1912) et, la même année, dans La dynamique du transfert, Freud conçoit d’interpréter les rêves dans leur dynamique et leur apparition en série et d’autre part, de positionner le transfert dans l’une des « séries » psychiques que le patient a construites et qu’il s’agit de laisser se constituer, se former, se déployer à la manière d’un rêve. La même prudence interprétative est recommandée à l’égard des rêves programmes considérés comme traduction de toute la névrose et de la névrose de transfert.

Si le modèle onirique a servi à Freud pour tracer les grandes lignes d’une théorie de l’interprétation, c’est en grande partie – il ne faut pas l’oublier – en se fondant sur l’idée des maturations pulsionnelles et sur celle qui alloue au rêve et à la rêverie transférentielle l’aptitude à opérer des synthèses, au « resouvenir », à la reconstruction de l’historicité du sujet mais aussi de son héritage archaïque.

Mais cette illusion, cette fascination transférentielle à retrouver, à rencontrer dans la réalité l’objet aimé/haï nécessite d’être réduite. Le processus de désillusion doit être entamé progressivement, mais amené à son terme. C’est ce qui a conduit Freud (1938, p. 45) à considérer que la sortie de l’illusion entraîne la prise de conscience que ce qui semble être une réalité nouvelle n’est qu’un reflet du passé (Jean Nadal : in Rêve de corps, corps du langage, L’Harmattan 1989).

La pensée en rêve, la pensée du rêve

La place accordée à la pensée onirique dans le fonctionnement de l’appareil psychique et dans cette perspective théorique, à la conception de l’espace analytique, pose un problème plus général, celui de la pensée : pensée en rêve ou pensée du rêve reprenant ainsi la distinction introduite par W.R. Bion.

Pour cet auteur, la pensée alpha permet de transformer les perceptions, émotions, impressions en les faisant passer d’un état brut (éléments bêta) à un état d’élaboration (éléments alpha).

Ces éléments oniriques constituent les pensées du rêve, des fantasmes et des mythes. La pensée pour Freud comme pour W.R. Bion s’organise à partir d’une expérience de manque qui est à l’origine de la fonction représentative, et de la pensée onirique.

Comme nous l’avons noté précédemment le rôle d’intégrateur de la pulsion impartie à la pensée onirique ne se cantonne pas au rêve de la nuit mais s’étend au fantasme, rêve diurne, mythe et contes. En outre, pour chacun de ces langages, il ne s’agit pas seulement de limiter son rôle à l’activité représentative dont on connaît cependant l’importance, mais d’envisager dans et à par l’agir imaginaire la genèse d’un mode de pensée s’appuyant sur les processus primaire, secondaire et intermédiaire (processus médiateurs IIIe partie in Jean Nadal L’éveil du rêve) pour s’assurer de la maîtrise de l’objet d’une part et de l’enfant d’autre part, et que l’on retrouve aux plans collectif et anthropologique.

Cependant, au-delà de l’opposition latent-manifeste, Freud s’est préoccupé de l’évolution de la pensée dans l’histoire de l’humanité et des passages d’une pensée animiste à une pensée religieuse et de la place de la pensée scientifique.

Dans Totem et Tabou, il met l’accent sur la « toute-puissance des idées » et le narcissisme, la pensée animiste recueillant par projection un inconscient primaire.

Sorcellerie, magie, totémisme ont au moins un point commun : cette tentative de maîtrise du monde extérieur par la pensée, qui apparaît comme une formulation du désir de s’emparer violemment du contrôle de l’autre et de s’en protéger. Cette pensée confond pour cela une rêverie du monde objectal avec le monde en soi et transforme un rapport imaginaire en rapport réel. L’animisme ne peut, ni sur le plan de l’histoire collective, ni sur celui de l’histoire individuelle être considéré réellement comme un stade ou dans le meilleur des cas, une phase. Il serait plutôt identifiable à une « position » au sens kleinien. L’idée même d’un développement historique laisse entrevoir un intervalle qui devient rupture et discontinuité – cette béance due au refoulement originaire – si n’est pas réintroduite la capacité de rêver ou la possibilité d’imaginer et de poursuivre ce rêve pour compenser l’absence et affronter l’emprise et la dé-prise.

La possibilité de rêver qui témoigne de la permanence de la pensée animiste en tant que « position magique », hallucination du désir et maîtrise objectale, œuvre dans l’édification de l’historicité du patient, le rêve nocturne ou le rêve en séance, le fantasme, le mythe, le conte, dans la pensée transférentielle et contre-transférentielle.

On peut saisir la visée de la pensée animiste à propos du conte. C’est ce qui fait dire à B. Bettelheim (1976) : « l’enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son inconscient. Il peut acquérir cette compréhension (qui l’aidera à lutter contre ses difficultés) non pas en apprenant rationnellement la nature et le contenu de l’inconscient mais en se familiarisant avec lui, en brodant des rêves éveillés, en élaborant et en ruminant des fantasmes issus de certains éléments du conte qui correspondent aux pressions de son inconscient. »

Le fantasme, pour l’auteur, concerne cette attitude à transformer le contenu de l’inconscient. Ainsi, « la structure du conte de fées lui offre des images qu’il peut incorporer à ses rêves éveillés et qui l’aident à mieux orienter sa vie » (souligné par moi).

La trame du récit de la légende, du mythe, du conte, peut émerger dans le rêve, cette « présence dans le rêve du matériel provenant du conte de fées (Freud, 1913) ou dans le rêve en séance, éveilleur de grands mythes. Dans l’observation précédente, sous la forme de « Pinocchio, dans le ventre de la baleine (Jonas) » obéissant à cette règle de « satisfaction directe » dont parle B. Bettelheim. En effet, « alors que le conte de fées peut contenir bien des éléments proches du rêve, son grand avantage sur le rêve est qu’il dispose d’une structure consistante avec un début et une intrigue qui s’achemine vers la solution satisfaisante » (p. 80). Le rêveur cherche à l’intérieur de son rêve ainsi réveillé, à se mettre à l’abri : nominations symboliques et désignations de désirs par supports identificatoires successifs, évitent dans un premier temps l’affrontement direct des interdits et apportent un effet sédatif non négligeable, (le Moi négociant avec les masses pulsionnelles et les angoisses annihilantes), mais tout à fait insuffisant.

En effet, les contes dit de « fées » ne manquent pas en réalité de mettre en scène des sorcières et ogresses, renvoyant au mode de relation de dévoration dont M. Klein et K. Abraham ont montré l’importance.

Par ailleurs, comme le souligne Freud (1919), « le monde des contes de fées, par exemple, a dès l’abord, abandonné le terrain de la réalité et s’est rallié ouvertement aux convictions animistes. Réalisations des souhaits, forces occultes, toute-puissance des pensées, animation de l’inanimé, autant d’effets courants dans les contes et qui ne peuvent y donner l’impression de l’inquiétante étrangeté. Car pour que naisse ce sentiment, il est nécessaire, comme nous l’avons vu, qu’il y ait débat, afin de juger si l’ »incroyable » qui fut surmonté ne pourrait pas, malgré tout être réel » (p. 206, souligné par moi).

Freud met l’accent sur deux points déterminants, mais laisse en suspens un troisième qui, bien que présent à différents moments de son œuvre, sera repris et développé par K. Abraham et M. Klein.

Les deux points d’abord : la résurgence de la pensée animiste de de la toute-puissance des idées ; le rôle fondamental de la convention qui préside aux règles symboliques. Car l’illusion de la fiction préserve son aptitude à maintenir stable et constante la séparation entre le réel et l’imaginaire dans la mesure où le rôle symbolique garant des règles, du code et des conventions, ne se dilue pas et maintienne sa fixité pour que s’opère la désillusion.

Par contre, si on reprend l’étude de la pensée en rêve, à travers la pensée du rêve, du conte et du mythe dans les perspectives de K. Abraham et M. Klein, on peut répondre à la question – « inquiétante étrangeté » par rapport à quoi ? – en avançant l’hypothèse de fantasmes primitifs prégénitaux de cette « époque préhistorique du sujet » dont parle K. Abraham. (Jean Nadal : in L’éveil du rêve, Anthropos, 1985).

La logique de la médiation et la déformation

Cette logique se rattache déjà au rôle du préconscient, de l’élaboration secondaire, de la mise en latence des pensées, du moi, de l’activité représentative et fantasmatique, symbolique et mythique. La notion de formations intermédiaires est centrale, car elle permet – moyennant certains compromis – de conserver les liens avec les racines pulsionnelles ; elles sont paradigmatiques pour éclairer le fonctionnement de l’inconscient, du fantasme, du statut du symptôme, de la symbolisation, du lapsus, du mot d’esprit et de la pensée hystérique.

Dans cette logique, le travail de mise en scène onirique et hystérique mobilise des procédés tel que le travestissement et la déformation qui éclairent les liens entre l’intrapsychique et l’interpsychique. Très tôt Freud (1895) met en évidence le rôle de la déformation. Il nous convie à ouvrir celle-ci au champ anthropologique. Déjà dans Totem et tabou il fait remarquer que « l’hystérique reproduit dans ses accès et fixe par ses symptômes des événements qui ne se sont déroulés comme tels que dans son imagination et ne se ramènent qu’en dernière analyse à des événements réels » ; il souligne en cette occasion encore le rôle de cette « toute-puissance » des idées, ce noyau hystérique de la déformation et du mensonge à l’œuvre dans la névrose obsessionnelle, dans l’animisme, la pensée magique, c’est-à-dire une rêverie collective qui fonctionnerait à l’instar du travail du rêve. L’exposition des enfants dans la Grèce antique en est une illustration ; notons que ce travail de la déformation est mis en échec dans le cauchemar, les rêves répétitifs et la névrose traumatique.

Par ailleurs, Jean-Michel Porret (document interne au CIPA) nous fait remarquer qu’« en faisant un grand saut dans le temps, en 1939 dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (cf. Freud : Œuvres complètes, vol. XX, p. 208), on s’aperçoit que Freud donne finalement une étendue encore plus générale de la tendance à la déformation. Celle-ci apparaît aussi dans les entreprises visant à relater l’histoire de l’humanité. Freud remarque que l’être humaine ne se révèle pas particulièrement enclin à reconnaître la vérité qui contrarie certaines de ses aspirations ou certaines illusions en relation avec ses désirs et qu’il écrit l’histoire en la déformant quasi inévitablement. Il la construit en fonction de ce qui a disparu depuis longtemps de sa mémoire consciente, en fonction du refoulé inconscient des temps originaires. Le retour du refoulé originaire ne se produit pas sans déformation de la vérité historique qu’il contient. C’est pourquoi, Freud écrit qu’il se donne le droit de corriger certaines déformations que la vérité historique a subies lors de son retour. La vérité historique en rapport avec le refoulé originaire ne peut alors qu’être atteinte par déduction à partir des déformations qu’elle a connues lors du retour du refoulé et qui sont occasionnées par le déplacement et la condensation à l’œuvre dans l’inconscient. Cette situation ferait donc de chaque individu une sorte de menteur à son insu. En 1939, la tendance à déformer les événements, au mensonge, n’est plus seulement inhérentes à la pensée des hystériques et autres névrosés, mais à la pensée de l’être humain qui écrit l’histoire.

En somme, la vérité historique, que ce soit celle de l’individu ou de l’humanité, est inscrite dans le refoulé originaire et secondaire. Lorsqu’elle cherche à faire retour dans la conscience, elle se heurte à la barrière du refoulement (la censure) qui lui impose d’être déformée. A cette fin sont utilisés le déplacement et la condensation à l’œuvre dans l’inconscient et c’est ce qui fait que l’être humain a tendance à être à ce propos un menteur ou un falsificateur qui s’ignore. »

Quelques remarques conclusives

Le rêve présente en tant qu’algorithme une autre perspective : celle de la mise au secret, ces « cryptes » qu’ont mis en évidence dans leurs travaux N. Abraham et M. Torok, Cl. Nachin et N. Rand. Je ne peux ici que les citer et renvoyer les lecteurs à leurs écrits qui modifient entièrement la problématique de la transmission et du transgénérationnel (A. Eiguer, P. Hachet).

Jean Nadal, Psychanalyste, Président fondateur du CIPA