Jean Nadal vous a présenté ce que, depuis trente ans, le Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie a eu le dessein de faire, de penser et de dire. Faire, dans les conférences thématiques de formation, dire dans les colloques, penser dans les séminaires. Outre les publications de Jean Nadal lui-même, L’Eveil du rêve et ses travaux sur la pulsion d’emprise, d’autres publications sont venues s’ajouter, au cours du temps, aux ouvrages déjà publiés. A partir de 2006, le CIPA a publié, dans la Collection Psychanalyse et Civilisations dirigée, à l’Harmattan, par Jean Nadal, quatre ouvrages, Le sujet et le citoyen, Psychanalyse et Empathie, Fraternités, emprises et esclavages, et, plus récemment, Sortir de la masse?. Or ces ouvrages résultent très largement d’un séminaire du CIPA intitulé Un social possible ?, auquel Marie-Laure Dimon a bien voulu m’associer en tant qu’animateur. Séminaire d’une dizaine de personnes (la limitation est volontaire) comportant des psychanalystes et des anthropologues, mais aussi toute personne s’intéressant à la psychanalyse et à sa place vis à vis de l’anthropologie classique et des sciences sociales en général : médecin, enseignant en littérature, expert près des tribunaux, etc… Il se réunit chaque mois, un lundi soir, pendant plus de deux heures, pour discuter d’un ou de deux textes que chacun des membres du séminaire a lu et travaillé auparavant. La discussion est générale, chacun/chacune prenant la parole quand il/elle le veut ou répondant aux interventions. Le thème de l’année est fixé et les textes sont choisis par Marie-Laure Dimon, par moi-même Moreau ou, éventuellement, sur proposition de l’un ou de plusieurs membres du séminaire.
Je parlerai du dernier thème qui est celui de ce colloque : Aimer aujourd’hui , pour en rappeler les composantes et faire un premier bilan de la journée.
Auparavant, je voudrais évoquer quelques thèmes abordés dans le séminaire, de 2006 à 2015, en les choisissant volontairement un peu au hasard. Les publications peuvent reproduire en partie nos discussions, mais des non-participants aux séminaires peuvent collaborer aux ouvrages.
D’abord le séminaire s’est intéressé dès le départ à la question du politique bien peu abordée en anthropologie et en psychanalyse. Par politique, nous entendons, non pas seulement l’action et l’organisation de la cité, définition qui est grosso modo celles des sciences politiques, mais l’ensemble des repères communs (par exemple sacré, autorité, don, identité, réciprocité) auxquels les êtres humains font référence, ce qui leur permet a minima de se reconnaître entre eux et de vivre en commun. Ce débat sur le politique a duré une année et a abouti à la publication de l’ouvrage sur Le sujet et le citoyen.
Cette question du politique, la psychanalyse peut la prolonger à partir de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie. Elle peut la prolonger en questions sur l’inconscient de l’individu et sur celui du groupe (Kaës par exemple dans le Malêtre). Précisons que Kaës analyse dans ce livre principalement le rapport entre l’intime et le social. Il ne parle pas tant du groupe que du social. Le CIPA s’efforce, autant que possible, d’impliquer la question du politique à celle du lien social, c’est-à-dire à cette partie du rapport social qui réfère plus directement aux sentiments, aux affects, aux émotions conscientes et inconscientes. Cette implication du politique au lien social ne fait pas disparaître pour nous la distance que le politique maintient vis à vis du social et du culturel, a fortiori de l’économique dans la mesure où il est encastré dans le social et le culturel.
Très vite le CIPA s’est interrogé sur le corps. Mais auparavant une première réflexion, d’environ une année, sur la fraternité confrontée à l’esclavage nous a conduit au rapport de l’une et de l’autre avec la pulsion d’emprise. Ainsi s’est trouvé posé plus explicitement, non seulement le problème du corps, mais celui du pulsionnel, tant chez Freud et Le Bon que chez Canetti. C’est à partir de l’idée de masse moïque que, si l’on peut dire, une convergence a pu se faire, me semble-t-il, sur ce thème, entre anthropologie et psychanalyse. Les textes classiques sur la masse (Le Bon, Ortega y Gasset notamment) ne nous apportaient que des éléments objectifs et le plus souvent connotés négativement. Le texte de Freud, Psychologie collective et analyse du moi, centré qu’il est sur le personnage du leader (chef ou père), comme s’il s’agissait pour Freud d’une mise au point utile notamment pour la psychanalyse, ne pouvait nous suffire, à l’heure actuelle, pour répondre à nos questions, non seulement celles des psychanalystes et des anthropologues, mais aussi celles que, dans le séminaire, se posaient celles et ceux qui s’intéressent à l’une et à l’autre.
C’est en cherchant à répondre à ces questions sur la masse qu’a surgi dans les discussions l’idée, venue de la psychanalyse, mais intéressante aussi pour l’anthropologie, de la masse moïque liée à celle du fantasme d’auto-engendrement, telle qu’elle est exposée dans l’ouvrage Sortir de la masse ? publié à l’Harmattan. Des thèmes transversaux se sont ici et là glissés dans les discussions : le symbolique, le rapport corps/psyché, l’égalité, l’excès (sur lequel notre ami Georges Zimra publie un livre).
L’idée de masse moïque liée au fantasme d’auto-engendrement est que l’ « infans », sortant du ventre de sa mère ou d’une mère porteuse, vit de l’élan vital (un peu au sens de Bergson), autrement dit il fait en quelque sorte masse avec celle qui l’a porté. Mais il rencontre aussitôt cet être humain qui l’a contenu et porté dans une enveloppe pendant neuf mois. Il le rencontre dans un contact bouche-sein, ou bouche/tétine de biberon. Il ne s’agit pas toujours de la mère, mais d’un substitut. En tout état de cause, c’est par des contacts venus d’individus dans le social déjà là c’est à dire dans des liens sociaux antécédents à la naissance de l’enfant que ce dernier va entrer dans le pulsionnel humain. C’est ce pulsionnel humain déjà là qui suscite en lui, par ces contacts, son pulsionnel singulier vie et mort. Je ne parlerai pas du pictogramme, sinon pour dire qu’il est probablement chez tout être humain le signe de l’être, autrement dit le signe ontologique. En ce lieu, psychanalyse, sociologie, anthropologie, philosophie ont à intervenir. L’histoire singulière du sujet s’y articule à celle des groupes, voire à celle de la société où il est. A ce titre, je me permets de vous recommander la lecture d’un très beau roman, celui d’Edouard Louis, Pour en finir avec Eddie Bellegueule qui me semble illustrer en partie les propos de Piera Aulagnier et de Marie-Laure Dimon sur la masse égoïque et sur le fantasme d’auto-engendrement. Marie-Laure Dimon pense que les mutations de notre société contemporaine apportent des déstructurations au niveau de l’ontologie du sujet et que, pour lui, le problème du groupe vient bien après. Nous avons affaire à des individualités qui ne portent pas le groupe en eux. Nous pensons, pour notre part qu’elles portent néanmoins toujours le social, le lien social.
Le colloque Aimer aujourd’hui ? s’insère en quelque sorte à la fois dans le problème du fantasme d’auto-engendrement (que je ne peux exposer ici) et celui du sexuel, du corps, de la sublimation, du politique, du culturel et du social, (amour courtois, amour-illusion, etc…) dont nous avons débattu au séminaire. Les communications au colloque sont venues préciser ou nuancer, voire mettre en cause la teneur de nos débats. Nous ne pouvions mieux célébrer nos trente ans d’existence au Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie qu’en nous réunissant pour expliquer ce thème de l’amour et en débattre. Thème que nous poursuivrons au séminaire avec celui de la Figure de l’étranger.
Le CIPA se veut réellement à l’interface du social, du culturel et du politique d’une part, du psychique, de l’affect d’autre part. Mais il a le souci que cet interface nous rende possibles des analyses de significations et des analyses du sens aussi bien au niveau du social, du culturel et du politique investis par l’individu et son pulsionnel singulier que par le social, le culturel, le politique investissant l’individu dans son pulsionnel singulier. Aborder des analyses d’œuvres quelles qu’elles soient, productions individuelles, singulières, est inconcevable sans aborder simultanément des œuvres quelles qu’elles soient collectives, voire sociales. Autrement dit, on ne peut pas par exemple, analyser une école, son architecture, son fonctionnement, ses enseignants et ses enseignements à partir d’un individu l’analysant, sans analyser ce que disent, font les enseignants et le personnel scolaire, ce que sont l’architecture et le fonctionnement de l’école du point de vue de ceux qui l’ont construite et de celui, de celles et de ceux qui la font fonctionner. Mais, dans cette analyse, au CIPA, prend place le pictogramme comme signe de l’être (l’ontologique) et la métapsychologie freudienne avec l’hypothèse du pulsionnel. Tels sont nos actuels desseins ((crapuleux comme certaines siestes). Bon vent au CIPA, à ceux et à celles qui sont, seront avec nous, ou nous accompagneront de près ou de loin. Merci.